26 juillet 2012

Hommage à Marc Jeannerod, par Pierre Jacob

Par rbp

Marc_Jeannerod_In_memoriam_Pierre_Jacob_2012.pdfLe 1er juillet 2011 quand est mort Marc Jeannerod, ma femme, Marie-Noëlle de Rohozinska, et moi avons perdu un ami précieux : c’était un ami aussi discret que chaleureux. Mon amitié avec lui remonte au début de l’année 1993. Il dirigeait alors l’unité INSERM 94 nommée « Vision et motricité » et était un chercheur réputé dans les neurosciences cognitives de l’action et de la vision. À partir de cette époque, nous avons collaboré étroitement et notre collaboration s’est déroulée sur deux plans : institutionnel et scientifique. Au cours de notre collaboration qui a contribué à la naissance, en 1998, de l’Institut des sciences cognitives de Lyon, Marc s’est montré d’une redoutable ténacité face aux résistances institutionnelles qui s’opposaient au projet de réunir dans un même bâtiment des chercheurs venus respectivement des sciences naturelles et des sciences humaines et sociales. Nous pensions tous les deux que les sciences cognitives ont pour vocation d’occuper l’interface entre ces deux blocs de disciplines. Nous partagions aussi la conviction qu’on peut faire remonter la naissance des sciences cognitives du vingtième siècle à la répudiation du behaviorisme en 1959, « l’année où », comme l’a dit Marc (in La Fabrique des idées, Odile Jacob, 2011, p. 120), « Noam Chomsky a lancé sa virulente (et hilarante) critique du livre de B. F Skinner sur le langage, publié deux ans plus tôt ».

Entre 1995 et 1998, nous avons formé (avec une dizaine d’autres chercheurs relevant des neurosciences cognitives, de la psychologie cognitive, de la linguistique théorique et de la philosophie) une petite unité interdisciplinaire du CNRS, l’équipe postulante, EP 100, dénommée “Approche modulaire des processus cognitifs : mémoire, langage, action”. Marc a insisté pour que j’assure la direction de cette petite équipe postulante chargée de préparer l’ouverture de l’Institut : je pense que son sens de l’ironie était titillé par l’occasion de mener une petite expérience sociale permettant de tester l’idée de Platon que si les philosophes ont vocation à diriger la République, ils ont aussi vocation à diriger les laboratoires scientifiques. Nous tenions chaque semaine un séminaire interdisciplinaire dans l’une des petites pièces que l’Ecole de Médecine de l’Université Claude Bernard de Lyon mettait à notre disposition dans le Centre Rockefeller, près de la station de métro Grange Blanche. Un jeudi après-midi par mois, nous organisions une longue séance de travail au cours de laquelle nous invitions deux orateurs sur un sujet commun pertinent pour les sciences cognitives. Nous choisissions les orateurs soit parce qu’ils abordaient un sujet unique à partir de deux disciplines différentes des sciences cognitives, soit parce qu’ils avaient un désaccord théorique ou méthodologique important.

En février 1998, une cinquantaine de chercheurs en sciences cognitives ont emménagé dans un nouveau bâtiment, 67 boulevard Pinel, à proximité de l’Hôpital Psychiatrique et de l’Hôpital Neurologique de Bron. Marc a intimement participé avec les architectes, les entrepreneurs et les financeurs au dessin et à la réalisation du bâtiment et de son jardin japonais. De février 1998 jusqu’à la fin 2002, Marc a été le Directeur de cet Institut. Lors du Colloque d’ouverture en avril 1998, grâce à Marc et à son vieux complice, le neurologue François Michel (avec lequel Marc partagea de nombreuses observations neuropsychologiques sur des patients cérébro-lésés), l’Institut a exposé des gravures de Marie-Noëlle de Rohozinska. En janvier 2001, j’ai quitté l’Institut de Lyon pour devenir directeur d’une nouvelle unité de recherche interdisciplinaire nouvellement créée à l’interface entre la philosophie, les sciences cognitives et les sciences sociales à Paris : l’Institut Jean Nicod. Malheureusement, l’interdisciplinarité qui avait présidé à la création de l’Institut des sciences cognitives n’a pas résisté au remplacement de Marc à la direction de l’Institut de Lyon : depuis sa retraite en 2003, le bâtiment du 67 boulevard Pinel est occupé par deux unités de recherche du CNRS séparées l’une de l’autre.

La seconde modalité de notre collaboration (à mes yeux, la plus importante), tissée par d’innombrables discussions sur (i) le modèle du double système visuel, (ii) les relations entre la cognition motrice et la cognition sociale humaines et (iii) les différentes formes de la conscience de soi, a contribué à la rédaction conjointe de trois articles et d’un livre, parus entre 1999 et 2005.

Dans notre livre Ways of seeing, the scope and limits of visual cognition (Oxford University Press, 2003), nous avons examiné en détail trois catégories de données expérimentales en faveur du modèle du double système visuel, articulé sur la découverte de la dualité anatomique entre la voie ventrale et la voie dorsale du système visuel des primates : des données électrophysiologiques (résultant pour l’essentiel d’enregistrements unicellulaires chez le primate non humain), des données neuropsychologiques (résultant de l’investigation des effets de lésions sélectives dans le système visuel humain) et des données psychophysiques (résultant de l’examen de dissociations entre des réponses perceptives et des réponses motrices à des stimuli visuels chez des sujets humains adultes sains). Selon le modèle du double système, dont Marc fut (avec Mel Goodale et David Milner) l’un des principaux artisans et auquel il m’a initié, les mécanismes de la perception visuelle consciente des objets et ceux de l’action visuellement guidée sur les objets sont largement dissociables. Dans ses travaux antérieurs, Marc nommait « sémantiques » les premiers et « pragmatiques » les seconds. Marc, qui était l’une des autorités mondiales du rôle du lobe pariétal dans les relations entre la vision et l’action, contestait l’interprétation de Goodale et Milner selon laquelle seule la voie ventrale contribuerait à la perception visuelle consciente, la contribution de la voie dorsale se réduisant à sous-tendre la transformation visuomotrice de base.

L’apport principal de ce livre a consisté, je crois, à défendre une approche représentationaliste du système responsable des actions visuellement guidées et offrir une analyse détaillée du contenu des représentations visuomotrices. À l’époque où nous écrivions le livre, toutes les deux semaines en moyenne paraissait un nouvel article expérimental consacré à l’analyse des dissociations entre les réponses perceptives et les réponses visuomotrices chez des sujets humains sains confrontés à un stimulus illusoire. (Les chercheurs utilisaient notamment l’illusion de Titchener ou Ebbinghaus dans laquelle deux disques de même diamètre sont entourés, l’un d’un anneau de cercles plus petits que lui, l’autre d’un anneau de cercles plus grands que lui. Le premier paraît plus grand que le second.) La question était de savoir si les nouvelles données psychophysiques étaient compatibles avec l’hypothèse des deux systèmes visuels. Récent adepte de la théorie et philosophe de surcroît, je recherchais plutôt des hypothèses auxiliaires propres à les rendre compatibles. Marc était plus prompt que moi à renoncer à un cadre général en présence de données expérimentales à première vue récalcitrantes.

Physiologiste de formation (il enseignait la physiologie à l’université Claude Bernard), Marc était un expérimentaliste hors pair, doté de surcroît d’une vision de la motricité et de la vision humaines. Lors de ma dernière visite à son domicile, à Lyon, au début du mois de mars 2011, Marc m’a remis un exemplaire de son remarquable dernier livre, La Fabrique des idées (Paris, Odile Jacob, 2011). Au chapitre 3 de ce livre, juste avant de décrire la simplicité des outils expérimentaux (une caméra Paillard et un projecteur LaFayette), grâce à auxquels il a découvert, à la fin des années 1970, l’indépendance du mouvement d’atteinte de la cible (reaching) et de l’organisation de la pince de la cible (grasping) dans les actions de préhension, il écrit de la palpation manuelle qu’elle est au système moteur ce que la fovéa de la rétine est au système visuel : une zone spécialisée pour l’analyse fine des objets (p. 79).

En relisant ce merveilleux petit livre dans lequel il retrace son itinéraire intellectuel, je me suis dit que la contribution la plus fondamentale de Marc à la compréhension de l’esprit humain est sans doute le principe de la priorité de l’action implicite ou inaccomplie (covert) sur l’action manifeste ou exécutée (overt) : selon ce principe, énoncé explicitement pour la première fois dans la vingt-cinquième Bartlett Lecture prononcée par Marc en 1997 et publiée en 1999 dans The Quarterly Journal of Experimental Psychology, sous le titre « To act or not to act », toute action volontairement exécutée implique nécessairement une composante implicite (ou non exécutée), mais la réciproque n’est pas vraie. On ne peut en effet exécuter volontairement une action sans l’avoir préparée et imaginée, mais outre qu’on imagine un grand nombre d’actions qu’on n’exécute pas, la découverte des fameux neurones miroir par l’équipe de Giacomo Rizzolatti de l’université de Parme suggère de surcroît que lorsqu’un observateur perçoit une action exécutée par autrui, l’observateur partage avec l’agent une représentation motrice de l’action que seul l’agent, non l’observateur, exécute.

Muni de ce principe, Marc a cherché à caractériser la nature de la représentation mentale partagée par (i) le cerveau d’un agent qui exécute une action, (ii) le cerveau d’un individu effectuant une tâche d’imagerie motrice au cours de laquelle un individu imagine accomplir une action sans l’exécuter et (iii) le cerveau d’un observateur qui perçoit une action exécutée par autrui, au moyen du concept de simulation motrice. Si, comme le soutenait Marc, deux individus dont l’un exécute une action que l’autre observe partagent jusqu’à un certain point la même représentation motrice de l’action exécutée par un seul d’entre eux, alors se pose le problème de savoir ce qui assure l’exécutant de l’action d’être l’auteur de l’action. Marc a étudié en détail l’examen du problème de l’auto-attribution du droit d’auteur d’une action chez des patients schizophrènes atteints de symptômes d’hallucination, qui tantôt s’auto-attribuent le copyright des actions dont ils ne sont pas les exécutants, tantôt attribuent à autrui le copyright des actions dont ils sont les exécutants.

Marc aimait la musique : il se tenait discrètement informé des progrès et des performances de deux de mes enfants musiciens. L’exécution d’une œuvre musicale constituait à ses yeux une incarnation paradigmatique du triptyque action exécutée/action imaginée/action perçue. Comme il le note, dans le chapitre 4 de La Fabrique des idées, « le chef d’orchestre est à l’interface de deux mondes. Face à lui, le monde de l’orchestre, derrière lui, celui du public ; des deux côtés, la même attention discrète à ses moindres gestes, à sa posture, aux expressions de son visage […] pendant le concert, le spectateur “joue” en même temps que l’orchestre, il respire en phase avec le chef d’orchestre. Ce partage de rythme traduit le fait que les représentations motrices que construit le spectateur épousent le même format que les mouvements des interprètes » (pp. 112-114).

Un an après sa disparition, je ne peux clore ces quelques lignes sans mentionner l’émotion que j’ai ressentie en écoutant le 6 juillet 2011, lors de la Cérémonie d’adieu à Marc, d’abord Jacqueline Jeannerod et ensuite leurs quatre enfants évoquer Marc simplement et intensément.