1 juillet 2012

Hommage à Marc Jeannerod, par Michel Simon

Par rbp

Marc_Jeannerod_In_memoriam_Michel_Simon_2012.pdf
Marc Jeannerod et le groupe de travail pluridisciplinaire « La Peau de l’âme »

Michel Simon, philosophe et théologien, Grenoble

C’est quelques mois après une rencontre avec Marc Jeannerod autour de son livre Le cerveau volontaire, en novembre 2010, que nous avons appris son décès. Cette nouvelle nous a d’autant plus affecté que notre groupe de travail avait commencé sa réflexion en octobre 1988 par la lecture méthodique de son premier ouvrage Le cerveau-machine. Physiologie de la volonté. Au terme de cette lecture, dans le cadre d’un laboratoire de recherche mixte entre la Faculté de Théologie de Lyon et le Centre Théologique de Meylan-Grenoble, nous avions invité l’auteur à répondre à nos questions. Nous ne nous doutions pas à l’époque que ce n’était que le début d’un long compagnonnage… L’intitulé de notre groupe de travail était, à l’origine, “Le Cerveau, l’Ordinateur et le Sujet Humain“ – le COSH – évidemment, à ne pas manquer, tant les recherches sur le cerveau et les sciences de l’information prenaient un grand essor posant des questions inédites aux traditions humanistes, philosophiques et religieuses. Le contact ainsi établi ne devait plus s’interrompre et c’est année après année que nous avons bénéficié pour notre réflexion de ses travaux, de ses publications et de son aide précieuse.

Au moment où nous nous interrogions sur les autres approches du psychisme humain, et notamment celle de Freud – d’abord neurologue au laboratoire de Meynert et qui a failli découvrir le neurone – sur son Esquisse d’une psychologie scientifique, sa théorie des pulsions et la lente maturation d’une nouvelle manière de prendre en charge les malades – la célèbre talking cure – marquant la naissance de la psychanalyse, Marc Jeannerod nous a signalé qu’il était en correspondance publique avec un de ses anciens collègues de médecine qui avait choisi une autre voie que la sienne, celle de la psychanalyse. Jacques Hochmann, en effet, avait lu lui aussi Le cerveau-machine et, dans un article d’une revue lyonnaise, il interpellait son ancien condisciple de la Faculté de médecine de Lyon à partir de leurs choix divergents lorsque la neuropsychiatrie, dans les années 60 , s’est scindée en deux courants divergents, celui de la psychanalyse et celui qui devait devenir les neurosciences. Piqué au vif, Marc Jeannerod allait répondre par la même voie, amorçant ainsi un dialogue amical avec Hochmann mais fort argumenté entre psychanalyse et neurosciences ; un dialogue portant aussi bien sur les voies de la connaissance du psychisme humain que sur les meilleurs moyens d’en réparer les dysfonctionnements. Grâce à Jeannerod, nous avons pu avoir leurs textes à disposition et nous les avons étudiés de près. Ce dialogue est d’ailleurs présenté dans le chapitre 2 de notre première publication, La Peau de l’âme . Devant l’intérêt que nous trouvions à cette correspondance scientifique de bonne encre et de haute tenue, nous avons exprimé aux auteurs le souhait qu’elle soit publiée. Les éditions Odile Jacob s’en chargèrent mais, hélas, en leur demandant d’ abandonner la forme correspondance où chaque lettre répondait à l’autre pour donner un livre “normal“ divisé en chapitres classiques. Le livre devait paraître en 1991 sous le titre Esprit, où es-tu ? Psychanalyse et neurosciences, Ed.Odile Jacob, 1991.

Suite à la parution de ce livre, nous avons vécu une mémorable rencontre entre Jacques Hochmann et Marc Jeannerod au couvent dominicain de l’ Arbresle sous la présidence « paternelle » de leur ancien professeur de médecine. Le groupe “La Peau de l’âme“ était fortement représenté, mais la majorité du public présent penchait côté psychanalyse. L’un d’entre nous – alors que Marc Jeannerod défendait l’étude scientifique du cerveau et avançait qu’elle pourrait renouveler les réflexions des philosophes sur les grandes questions de la conscience et de la volonté – a vu se lever près de lui un des grands philosophes de l’ordre dominicain, épouvanté par le discours de Jeannerod, et énoncer à voix à peine audible “Pourquoi suis-je assis là… ? “, ne pas pouvoir continuer son intervention, et se rasseoir… Bien peu ont pu saisir le sens de cette “intervention interrompue“ et sa référence à Platon. En effet, bien avant la découverte du neurone et la naissance des neurosciences, Socrate, alors qu’il attendait la décision du Conseil de la cité d’ Athènes, interrogeait ainsi ses disciples : « pourquoi suis-je assis là ?” ; Puis, pour expliquer les actions humaines, il évoque une série de causes « naturelles » : “la raison pour laquelle je suis assis maintenant en ce lieu c’est que mon corps est fait d’os et de muscles ; que les os sont solides (…) que les muscles ont la propriété de se tendre et de relâcher…” Mais ne serait-ce pas négliger “de mentionner les causes qui le sont véritablement [ à savoir] que j’ai jugé qu’il valait mieux pour moi être assis là en ce lieu ; qu’il était plus juste, en restant sur place de me soumettre à la peine qu’ils auraient édictée.” Et Socrate de s’écrier “Par le Chien, il pourrait y avoir longtemps que ces muscles et ces os seraient du côté de Mégare et de la Boétie, où les aurait porté un jugement sur ce qui vaut le mieux, dans le cas où je ne me serai pas figuré qu’il était plus juste et plus beau, au lieu de fuir et de m’évader, de m’en remettre à la Cité de la peine qu’éventuellement elle décide d’infliger.” (Phédon 826-7). Sans la présence de notre groupe, Marc Jeannerod, ce jour-là, se serait trouvé bien seul…Il reprendra avec humour la question dans un des derniers chapitres de son autobiographie intellectuelle sous le titre « Comment j’ai échappé à la psychanalyse ? » .

Petite anecdote mais qui marque la singulière difficulté du travail interdisciplinaire et qui pointe aussi les incompréhensions et les résistances qui se font jour lorsqu’un nouveau domaine d’investigation et de découvertes s’ouvre à la recherche scientifique. Dans son dernier livre, Marc Jeannerod nous fait le récit de sa rencontre avec Paul Ricœur. Alors qu’il était en train de travailler sur ce qui deviendra Le cerveau-machine, Paul Ricœur vint faire une conférence à Lyon. Marc Jeannerod, qui avait étudié et apprécié le livre de Ricœur, La Philosophie de la volonté, se présenta pour lui demander de bien vouloir lui signer son livre ; je laisse la parole à Marc Jeannerod : “Au cours de l’échange que nous avions eu à cette occasion, je lui avais parlé de mon Cerveau-machine sous-titré Physiologie de la volonté. Il s’était alors interrompu, m’avait regardé avec étonnement, avant de me dire : « Je ne vois pas le rapport entre la volonté et le cerveau.“ Et Jeannerod de poursuivre “Sur le moment, je n’avais pas osé le contredire, ni lui demander comment il concevait la mise en jeu du système moteur lors d’une action volontaire. Je lui ai réglé son compte, beaucoup plus tard en écrivant Le cerveau volontaire. “ Encore une rencontre avortée entre deux intelligences qui ont chacune beaucoup à nous apporter. On sait que Paul Ricœur a joué plus tard le jeu d’un débat musclé avec Jean-Pierre Changeux – La Nature et la règle. Ce qui nous fait penser . Dans ce livre Ricœur conteste vigoureusement Changeux “Mon cerveau ne pense pas” et il concède “mais tandis que je pense, il se passe toujours quelque chose dans mon cerveau. Même quand je pense à Dieu !” ; Ricœur reste pourtant persuadé que la réflexion philosophique se suffit à elle même et qu’elle prend son essor dans le silence du bon fonctionnement des organes…

Dans la jeune histoire des neurosciences, l’itinéraire de Marc Jeannerod est assez remarquable ; il nous la conte dans son dernier livre que l’ami Jean-Marie Vincent qualifie de : “sans doute le meilleur livre de la décennie écrit sur le cerveau“ . Au MIT en 1973 le jeune Jeannerod assiste à une “discussion homérique“ entre J.J.Gibson vs Dick Held : l’action est-elle guidée par le flux d’informations arrivant au sujet du fait de son comportement (conception écologique/Gibson) ou guidée par une représentation interne du but à atteindre (représentation modifiable) jusqu’à ce que le but soit atteint (Held-Jeannerod) ? Le champ de recherche est trouvé, ce sera celui de l’action, de la volonté et de l’étude du mouvement pour atteindre un but. Une étape importante sera la saga de la découverte des deux systèmes visuels, “une des plus belles pages de l’histoire des neurosciences cognitives“ dira-t-il . C’est la découverte que, du hamster doré au singe Helen et à l’homme, il existe deux voies indépendantes dans le système visuel : une voie corticale ou dorsale qui répond à la question « quoi » et identifie l’objet et une voie sous corticale (ou ventrale) qui répond à la question « où » et localise l’objet .

Jeannerod n’oublie pas qu’il est médecin. Il s’intéresse toujours aux symptômes connus en psychiatrie et à l’explication que la connaissance du fonctionnement cérébral peut nous en fournir. En 1923, le psychiatre français Joseph Capgras a donné son nom à un syndrome étrange, connu sous le nom d’ “ illusion des sosies ”. Les fonctions perceptives du patient sont intactes. Il se dit pourtant convaincu que son épouse n’est pas sa véritable épouse mais une usurpatrice, un double maléfique. Les neuropsychologues nous expliquent aujourd’hui que, dans le cerveau, la voie dorsale de la reconnaissance visuelle – celle qui permet l’identification du visage – est normale : le patient reconnaît bien le visage de sa femme. Par contre une deuxième voie impliquée dans la reconnaissance des visages, la voie ventrale – celle par laquelle transite les émotions et les informations affectives – est détruite. Le patient reconnaît bien le visage de sa femme mais, incapable d’y associer les émotions qui lui correspondent, il le perçoit comme celui d’un sosie, d’une étrangère. D’où l’élaboration d’un scénario rendant compatibles ces deux signes contradictoires. M. Jeannerod commente : “Les neurosciences, devenues membres à part entière de la famille des sciences cognitives, bousculaient sous nos yeux une des notions philosophiques les mieux établies, celle de l’unité de la conscience “.
Les années 1990 sont marquées par une intense activité autour de la fondation (1992-1998) puis de la direction (1998-2003) de l’Institut des Sciences Cognitives de Lyon/Bron. Dans un article paru dans la revue du CNRS il en fait le récit circonstancié en insistant sur l’ouverture interdisciplinaire qu’il avait voulu et dont la présence dès le commencement d’un philosophe comme Pierre Jacob était un signe important . Aussi bien les enseignants de l’Institut catholique de Lyon que les membres de notre groupe auront la chance d’une visite guidée de ce nouvel institut et Maurice Sadoulet assurera une présence et un lien constant avec son travail.

L’orientation du travail de Jeannerod connaît un changement important en 1995,- l’année où l’un de ses élèves particulièrement doué, Yves Rossetti, rejoint notre groupe de travail ; l’année où il élabore un modèle hiérarchique de l’action volontaire qui paraîtra dans la revue Neuropsychologia…Jusque là son horizon expérimental était délimité par le problème de la représentation de l’action. Après 1995 l’interrogation porte sur la conscience qu’un sujet peut bien avoir de sa propre action et comment il peut la différencier des actions d’autrui. Cette recherche donnera lieu à des protocoles d’expériences très ingénieuses. La pathologie mentale offre elle aussi des cas de méconnaissance de soi et de fausses attributions. En lien avec Nicolas Georgieff et Joëlle Proust il s’intéresse à la psychose naissante, à la schizophrénie où se présente des cas de sur-attribution, le sujet s’autoattribuant un grand pouvoir sur l’action des autres. Il y a des situations où la conscience de soi “peut être dissociée des processus visuo-moteurs automatiques” . Ce qui se présente alors c’est “une nouvelle théorie scientifique du sujet, celle d’un agent auto-référencé construisant sa propre identité et sa propre singularité à partir de son corps et de ses actions.”(ibid). La notion d’agentivité prend alors une grande importance. Avec Georgieff, ils en viennent à l’idée qu’une « naturalisation » du sens de soi est possible et à l’idée d’un système anatomique responsable du sens de l’agentivité, c’est-à-dire, à la fois de la reconnaissance de soi et de la distinction soi/autre. Ils désignent ce système comme « système qui ». L’hypothèse GPJ (Georgieff/Proust/Jeannerod) permet d’accéder à la genèse de la maladie mentale, en amont du récit du patient, en pointant une altération des mécanismes du sens du soi…que manifestent les hallucinations et les fausses attributions.

Le travail de notre groupe avançait aussi à son rythme, toujours aidé par les publications, les articles et les avancées importantes signalées par Marc Jeannerod. En 1999, deux colloques étaient organisés, l’un à Lyon et l’autre à Meylan-Grenoble, sur « Penser et croire au temps des neurosciences ». Un livre paraîtra à la suite de ces deux colloques. Marc Jeannerod l’honorera d’un chapitre sur « Sciences cognitives et biologie » .

C’est aussi à cette période que, devant l’extension prise par les études sur le cerveau et les sciences cognitives au plan international et national, l’idée de constituer à Lyon un pôle d’excellence interdisciplinaire pour étudier les différentes questions soulevées par ces recherches en philosophie et en théologie fit son chemin. C’est l’institut catholique de Lyon qui fut sollicité pour abriter ce pôle de réflexion. Une mission exploratoire fut chargée en 2001 d’étudier la faisabilité de la création de ce pôle. Un comité de pilotage de trois personnes était prévu, accompagné par un conseil scientifique pour lequel Marc Jeannerod donna immédiatement son accord. Après la réponse négative de l’Institut catholique de Lyon, sous le rectorat de Mgr François Tricard, Xavier Lacroix étant alors le doyen de théologie, Marc Jeannerod nous écrivait en février 2002 : “je regrette comme vous que ce projet ne puisse aboutir“. Une décision institutionnelle qui brisait dans l’œuf une rare opportunité d’un travail commun de haut niveau entre la recherche scientifique, la réflexion philosophique et les questions théologiques ; une décision qui survenait au moment où notre groupe de travail, composé de scientifiques, de philosophes et de théologiens, était mûr pour récolter les fruits d’un long investissement dans les neurosciences et les sciences cognitives…

Désormais rapatrié sur Meylan-Grenoble le groupe a poursuivi de manière moins soutenu ses réflexions sur les neurosciences tout en se tenant au courant, entre autres, des travaux et des publications de Marc Jeannerod : son livre sur La Nature de l’esprit, Sciences cognitives et cerveau, chez Odile Jacob en 2002 ainsi que l’ expositions sur Le Cerveau intime dont il a été la cheville ouvrière à la Cité des Sciences et de l’Industrie la même année…Quelques années plus tard, un des membres de notre groupe publiait à son tour un livre bien enraciné dans les lectures et les réflexions menées au Centre théologique depuis de nombreuses années tout en les élargissant et en donnant son avis personnel . Plusieurs membres du groupe ont tenu à faire le voyage à l’Université catholique de Louvain pour le colloque international des 28-30 avril 2009 « Darwinismes et spécificité de l’humain ». Marc Jeannerod devait y donner une conférence sur « Les fondements sensoriels et moteurs de la conscience ». C’est à cette occasion qu’il fut reçu Docteur honoris causa de cette université.

La dernière rencontre que nous avons eu avec lui au Centre Théologique de Meylan autour de son livre Le cerveau volontaire nous a donné l’occasion d’apprécier une fois encore sa rigueur et son ouverture. Avant de répondre à nos questions, il nous a “offert“ ce qu’il appelait avec humour le chapitre XI de son Cerveau volontaire qui n’en comportait que 10 ! Il l’intitulait « Neurosciences et responsabilité ». Marque d’une intelligence toujours en éveil et en mouvement, ouverte à toutes les questions et les interrogations pourvu qu’elles soient traitées avec méthode et sans exclure a priori « le point de vue de la troisième personne », celui de l’étude scientifique objective.

Avec Marc Jeannerod nous avons eu la chance de rencontrer et de côtoyer longtemps un scientifique de race qui ne se paye pas de mots, qui pratique avec rigueur et probité l’observation, l’expérimentation dans le cadre strict de la causalité efficiente ; une discipline exigeante qu’il a choisie volontairement de préférence à d’autres disciplines qui se présentaient aussi devant lui. Ses affirmations sont constamment appuyées sur des faits, des expériences contrôlées , vérifiables et soumises à discussions contradictoires ; les hypothèses qu’il avance sont d’avance soumises à des expériences possibles qui permettront de les valider ou de les falsifier. Il aborde l’étude de l’être humain, de son comportement, de ses actions avec la rigueur et l’objectivité de la méthode scientifique. C’est la place qu’il a choisie et la pierre qu’il a voulu apporter dans le champ scientifique. Le maintien obstiné de ce cap lui a valu l’estime et la reconnaissance de ses pairs qui l’ont élu correspondant de l’Académie des sciences le 1er avril 1996, puis Membre le 12 novembre 2002, dans la section de biologie humaine et sciences médicales. L’ami Jean-Didier Vincent, qui le connaît bien jusque dans ses enracinements, lui rend ce beau témoignage : “l’habitus chrétien de Marc Jeannerod n’a jamais déteint sur son champ de recherche. ”. Il a pu soutenir les vertus qui, selon Nietzsche et Max Weber, sont l’éthique minima de la science : la probité, l’humilité et la responsabilité.

Michel Simon
Meylan, le 15 janvier 2012,