Hommage à Marc Jeannerod, par François Douchin
Marc_Jeannerod_In_memoriam_FrancoisDouchin_2012.pdf
Le combat de Marc Jeannerod
François Douchin, ingénieur
Commentant le dernier livre de Marc Jeannerod, « La Fabrique des idées », son collègue JD Vincent manifeste une surprise… un peu surprenante : dans un parcours effectivement marqué tout à la fois par la rigueur et par l’ouverture, “Marc Jeannerod ne s’est pas laissé “corrompre” par son “habitus chrétien”…
Le sens et le but de notre travail, et de celui de bien d’autres groupes analogues, Réseau Blaise Pascal, etc… est de rendre à tout jamais impossible ce soupçon dévastateur, cet impensable conflit de vérités contradictoires. Impensable du point de vue de la foi et de la théologie chrétienne. Plus impensable encore du point de vue de la tradition catholique romaine… Et, pourtant, soupçon historiquement fondé, renouvelé de siècles en siècles, de Galilée en Darwin, et, bien au delà, sous des formes souvent biaisées, jusqu’à nos jours…
Le combat exemplaire mené, tout au long de sa vie de chercheur, par Marc Jeannerod rejoint cette préoccupation trop générale sur un chantier bien précis et décisif. Ne négligeant aucune avancée, mais sans jamais admettre des extrapolations hâtives mal fondées, Marc Jeannerod s’est situé sur une frontière. Une frontière lentement mouvante et qui demeure le lieu d’un combat…
Grâce à ses premiers travaux, notre groupe a tenté d’éclaircir, à une époque où ce n’était pas encore très courant, les impasses et les questionnements du “mind-body problem”. Il est plus prudent de s’en tenir au vocabulaire anglais, moins confus et moins chargé idéologiquement… Or, dans ce problème là, on peut reprendre la remarque pleine d’humour d’un “théologien” inattendu de notre temps, à propos de “Jésus-Christ”. Régis Debray fait remarquer que, dans ce nom, “tout est dans le trait d’union”. C’est lui qui fonde le christianisme…
Il en est de même dans le cas du “mind-body”. Toute tentative de substantialiser séparément les deux termes, le “body” ou le “mind”, ruine la démarche en s’engageant dans diverses formes de dualisme. C’est toujours une solution de facilité… Devant un objet complexe mais unifié, qui ne se laisse pas réduire à l’un ou l’autre des “moments” qui le constituent, c’est une sorte de capitulation devant la difficulté que de fonder séparément, en réel, des éléments qui n’y sont jamais donnés l’un sans l‘autre et que seule l’analyse abstraite des différentes propriétés de l‘unique “sujet humain” distingue légitimement. On a connu “l’erreur de Descartes”, qui est loin d’en être le seul titulaire…
Le combat de Marc Jeannerod a tiré sa force et son unité d’un positionnement très précis. D’un seul côté de cette “frontière”, méthodologique et finalement virtuelle : le côté corporel, physiologique, chaque jour davantage accessible aux contrôles de l’expérimentation scientifique. C’est de là qu’il n’a cessé de “ronger”, avec modestie mais sans faiblesse, le “mur” artificiel du dualisme et sa prétention à poser un esprit – ou un langage – effectivement coupé de ses conditions d’existence, corporelles, biologiques, voir passionnelles. Il aura eu la grande satisfaction de voir cette ligne mouvante se déplacer toujours au plus près des comportements dits “supérieurs” de l’animal humain. Un déplacement auquel son propre travail et son animation de la recherche en sciences cognitives ont largement contribué… Un avancée d’autant plus prégnante que la pleine reconnaissance du rôle de la corporéité dans la vie humaine révèle du même coup l’enracinement de celle-ci dans la longue durée de l‘évolution physique et biologique de notre univers.
Il serait paradoxal que nos interrogations ne se poursuivent pas jusqu’aux redoutables questions que l’unité retrouvée du “mind-body” ne manque pas de poser aux traditions chrétiennes. S’il est patent que la sorte de “monisme réaliste” auquel conduit la recherche actuelle ne remet pas en cause un seul “iota” de la foi biblique, il en va tout autrement pour les pratiques, la prédication ou les diverses “spiritualités” de la plupart des églises chrétiennes… C’est ce champ que nous nous devons de continuer d’explorer.
C’est quelque part tout l’équilibre de ce qu’on peut appeler “l’anthropologie chrétienne” qui en est potentiellement bouleversé. Il faudrait plutôt parler de l’anthropologie tout court, et de l’usage qu’en fait nécessairement toute parole chrétienne, engagée au coeur de la vie. C’est sans doute autour du problème de la mort, autrefois déballé en continu et presque sans pudeur, et devenu, aujourd’hui, le lieu d’un “assourdissant silence”, que l’impact de la connaissance moderne du fonctionnement humain risque d’être le plus marquant. Et la “célébration” partagée du décès d’un ami et d’un maître nous fait un devoir de reprendre la parole…
Une bonne dose de platonisme, au cours de tout le premier millénaire chrétien, a transféré le problème de la mort dans un “autre monde”, devenu, pour la majorité de nos contemporains, une élucubration suspecte. Là où Nietzsche, parmi d’autres, voyait plutôt un “arrière-monde”, soupçonné de corrompre le bon usage du monde d’ici (on disait “d’ici bas” !) le seul réel. L’option “salut de l‘âme” reposait curieusement sur une unique idée anthropologique, pas directement liée à la Bible. Celle qui fait de l’immortalité – de l’âme, ça va de soi – une sorte de propriété naturelle. Une garantie de survie automatique, pour le meilleur ou pour le pire… Au contraire, nous savons désormais que “l’anima” n’est rien d’autre que le corps lui-même, pour autant qu’il est vivant… Ce n’est pas une découverte – Thomas d’Aquin l’enseignait, après et d’après Aristote – mais la compatibilité avec l’annonce chrétienne d’une “vie éternelle” mérite d’être interrogée.
Le ”repli sur la bible”, déjà largement mis en oeuvre par Martin Luther et ses successeurs, n’est qu’une solution illusoire. Comment penser qu’annoncer à nos contemporains qu’ils sont promis à une “résurrection”, et non plus munis, par construction, d’une “âme immortelle”, va beaucoup éclairer leurs questionnements ?
Certes, la “récupération” de l’unité humaine fondamentale est un énorme progrès. Mais l’idée même de “résurrection” est la provocation la plus flagrante, face aux approches, de plus en plus précises, de notre inéluctable mortalité… Elle risque d’introduire une sorte de “nouveau dualisme” : celui qui séparerait deux mondes de pensée et d’action. D’un côté, le “réel”, dont nous nous occupons à temps complet, et, de l‘autre, un arrière-monde “spirituel” où les problèmes du premier se résolvent, c’est le cas de dire, par “enchantement”. Or nous sommes, radicalement, des “désenchantés”, suivant la formule célèbre de Marcel Gaucher…
“Rendre compte de l’espérance qui est en nous” , suivant la formule de Paul, – et, grâce à Dieu, en nous, elle y est vraiment ! – n’est pas une tâche facile. Les apories inéluctables de sa formulation abstraite nous renvoient, très modestement, du côté de sa mise en oeuvre pratique, du côté de la vie vécue… L’éventualité d’une “résurrection” ne peut se comprendre que comme une “recréation”, une renaissance, une “vie nouvelle”, celle d’un “homme nouveau, d’un “nouvel Adam”, suivant la trace unique du Christ, “premier né d’entre les morts”. Les métaphores pauliniennes se bousculent un peu…
Le seul lieu où cet avenir provoquant, pur objet d’un don, peut se laisser entrevoir est bien la vie de chacun des croyants. Et, par un paradoxe qui nous dépasse, de beaucoup, tout autant dans dans la vie de bien des réputés “incroyants”, où se “révèle” aussi, au sens fort du mot, cet avenir humain qui “passe l’homme”, comme disait notre voisin savoyard, François de Sales.
La seule “résurrection” repérable, et donc accessible, est celle qui se manifeste, hic et nunc. Nous rappelant que, suivant les Ecritures, “l’autre monde” n’est pas tant un ailleurs imaginaire qu’un “autre temps”. C’est le sens du mot originel, grec bien sûr, “éon” (“aiôn”) traduit par “éternité”. Eon est un mot français obsolète et peu saisissable mais les latins, gens pratiques comme nous, l’ont rendu par l’étrange expression “un autre siècle”, ou “les siècles des siècles”, ou encore, dans le Credo de Nicée, “la vie du siècle à venir”.
Finalement nous retombons de nouveau dans les imprécations de Frédéric Nietszche “Je croirais à leur religion s’ils avaient un peu plus l’air ressuscités”… Pas l’air seulement ! Mais la question de la mort et de son dépassement nous met au pied du mur.
C’est pour moi, un message étonnant : la dernière “donnée” transmise entre Marc Jeannerod et son ami théologien, Alexandre Ganoczy, a porté sur la question de la confiance. Nous en avons eu témoignage au colloque “Blaise Pascal” de Lyon cette année (2-3 avril 2011). La conférence de A.Ganoczy sera publiée, cet automne, par la revue “Connaïtre”. Il ne s’agit pas seulement de la”confiance”, mais d’un axe indivisible, confiance-défiance. Or, “confiance” et “foi”, c’est le même mot, dans les langues de nos origines. La Foi est ce ”passage”, donné et reçu, par lequel on entre dans le monde de la possible “résurrection”, parce qu’on y vit déjà, très simplement. Lieu unique de “vérification”, en deçà de toutes les analyses abstraites, au prix d’un engagement vital. “Vie nouvelle” ou “résurrection”, c’est la même chose… Et, bien loin de je ne sais quel ”miraculisme” devenu, grâce à Dieu, totalement obsolète, au moins dans nos régions, nous sommes renvoyés à nos vies réelles, à nos responsabilités, à nos lâchetés, à nos bonheurs…
Marc Jeannerod nous a conduits jusqu’à ce point là : repérer ce qui, dans la structure profonde de l’humain, corps et psychisme inséparables, est le point d’insertion possible, la “structure d’accueil”, de notre liberté. Faire confiance ou non… Si l’on passe au delà de cette limite normale d’une démarche scientifique, on peut éviter le risque d’une lourde impasse. Celle où la liberté se transformerait en crainte, en peur de tout perdre, en scrupule angoissant. Pascal n‘a pas tout à fait échappé à cela, mais le jansénisme était un mauvais point de départ. Au vrai, la confiance l’emporte parce qu’elle nous est donnée, avec la vie elle-même dont elle est le coeur. On appelle ”grâce” cet échange paradoxal où tout est reçu et où tout est choisi. Ce qui fonde notre autonomie est en même temps l’objet d’un don. La vie nous est donnée. C’est le geste créateur de Dieu qui est la source de notre liberté… Cette vie créée peut l’être de nouveau et même “portée à sa perfection”, comme le dit mon vieux maître Thomas.
La confiance créée et reçue est contagieuse. Elle fait passer à un mode de joie. Pouvoir l’évoquer au départ d’un ami, au vrai fort discret sur son “habitus chrétien”, pourtant assez transparent, est le dernier encouragement qu’il nous donne, après beaucoup d’autres.
En nous rappelant les mots du poète chrétien Pierre Emmanuel, qui fut un des chefs de la Résistance dans la Drôme : “La mort, ce n’est pas la montée de la nuit, c’est la lampe qui s’éteint parce que le jour se lève…”
François Douchin Juillet 2011