1 juillet 2012

Hommage à Marc Jeannerod, par Jean-Pierre Changeux

Par rbp

Marc_Jeannerod_In_memoriam_JeanPierreChangeux_2012.pdf
Marc Jeannerod fut pour moi beaucoup plus qu’un éminent collègue, il fut un ami proche. Sa perte est irrémédiable pour nous tous. La place qu’il tenait dans le paysage de la neuroscience sera difficile à combler. Lorsqu’il nous a quitté j’avais l’espoir de progresser avec lui vers une collaboration scientifique effective sur un thème qui nous concernait l’un et l’autre : l’accès à la conscience. Nos approches étaient différentes tout en restant complémentaires. C’est une double tristesse, celle d’un ami disparu, celle d’une collaboration qui ne s’est jamais réalisée. Enfin, et en dépit de ses demandes pressantes, je n‘ai jamais réussi à écrire le texte qu’il souhaitait de moi pour le livre collectif qu’il avait en tête, j’en serai toujours peiné.

En dépit de différences sur lesquelles je reviendrai, nous avions en commun le même intérêt pour l’étude des «fondements neurologiques des fonctions cognitives». L’un comme l’autre nous nous sommes efforcés dans nos travaux de mettre en correspondance, de manière causale, l’anatomie et la physiologie cérébrale avec le comportement animal et les conduites humaines. Sa formation initiale de clinicien l’incitait à s’intéresser plus directement aux conséquences des lésions cérébrales sur les fonctions supérieures du cerveau. Il contribuera à l’éclosion d’une nouvelle discipline : la neuropsychologie mais avec un style qui lui est propre. Sans rejeter l’intérêt pour le langage et des déficits, il choisit l’action volontaire, les représentations visuo-motrices et la relation entre perception et action. Marc ne tombera jamais dans le localisationisme excessif qu’incitent les progrès de l’imagerie cérébrale. Il les tempèrera en soulignant les exceptionnelles capacités de plasticité, d’auto-régulation et de restauration fonctionnelle des réseaux nerveux. Cette entreprise ne pouvait se réaliser – et je partage cette vue – sans prendre en compte l’existence dans notre cerveau de multiples niveaux d’organisation fonctionnelle emboités et, par voie de conséquence, l’enjeu que pose leur intégration en un tout.

En Avril 2009, il organisait à Rome, dans le cadre de l’Université Clémentine, un colloque de synthèse intitulé « Endogenous processes and causation in brain and behavioral sciences » auquel il m’avait demandé, avec insistance, de participer. Il souhaitait parvenir à une synthèse multidisciplinaire nouvelle. Il s’intéressait à la plasticité synaptique, un thème qui m’a concerné dès les années 70 quand j’ai proposé avec Courrège et Danchin, l’hypothèse de l’épigénèse par stabilisation sélective de synapses. Il paraissait également concerné par les théories en cours sur l’accès à la conscience et en particulier la théorie de l’Espace de Travail Neuronal Conscient élaborée avec Stanislas Dehaene. Les débats que nous avons eus lors de ce colloque confirmèrent une réelle complémentarité de vue même si des interventions « philosophiques » ou idéologiques diverses, me parurent souvent inappropriées. Ce qui préoccupait tant les organisateurs du colloque, l’existence d’une « causalité de haut en bas » ou « top-down » devait tôt ou tard trouver une explication scientifique en dehors de toute interprétation métaphysique. La volonté commune d’une connaissance objective forte et sans concession nous réunissait. Nous envisagions une future collaboration qui construise et mette à l’épreuve une nouvelle synthèse entre théorie de l’action et modélisation de l’espace de travail conscient. Elle ne se concrétisera pas…

La complémentarité de nos intérêts et de nos approches l’emportait sans aucun doute sur nos divergences. Mais ce ne serait pas être fidèle à la sincérité de notre relations que d’occulter nos différences. Je les découvrais clairement à la suite d’un séminaire public auquel Marc m’avait invité à Lyon, il y a quelques années. Le propos était très général il s’agissait pour moi d’exposer la neurotransmission chimique dans les réseaux cérébraux, les récepteurs de neurotransmetteurs et leur importance dans la compréhension des fonctions supérieures du cerveau. Je citais l’exemple des anesthésiques généraux et des tranquillisants comme agents chimiques dont les effets sur leurs récepteurs, au niveau moléculaire, contrôlent états de conscience ou émotions. Il existe une irrémédiable dépendance « bottom-up » des fonctions supérieures de notre cerveau de la physico-chimie de nos récepteurs allostérique synaptiques. J’évoquais, en passant, Bachelard et son « matérialisme instruit » que lui-même appliquait à la chimie et que je généralisais sans hésiter à la neuroscience… Je vis le visage de Marc s’assombrir à l’écoute de ces propos. Je compris qu’il ne souhaitait pas que je poursuive la discussion dans cette voie. Est-ce que je heurtais ses convictions les plus profondes, sa foi chrétienne ? Ou bien s’agissait-il d’une question de méthode ? Ce qui me paraissait aller de soi avec ma formation originelle de biologiste moléculaire était-il inacceptable pour le physiologiste cognitif qu’il était? Souhaitait-il rester au niveau d’explication plus intégré et spécifique du « cognitif » qu’examinent les méthodes de la psychologie expérimentale et de la neuro-imagerie ? Même si nous acceptions l’un et l’autre l’idée de niveaux d’organisation et leur enchâssement dans notre cerveau, trouvait-il mon propos trop « hâtivement » intégrateur? Je ne le saurai jamais. Notre amitié aura résisté à cette épreuve.