Marc Jeannerod – Hommages

Le 1er juillet 2012, cela a fait un an que Marc Jeannerod est décédé. Neurobiologiste de renom, professeur émérite de physiologie à l’Université Claude Bernard de Lyon, fondateur de l’Institut des Sciences Cognitives, membre de l’Académie des Sciences et chrétien déclaré, il avait accepté de venir faire une conférence au dernier colloque de notre réseau, en avril 2011, mais n’avait pas pu s’y rendre. Sa conférence écrite, complémentaire de celle de son ami théologien Alexandre Ganoczy, est publiée dans les actes du colloque.

Un an après, nous célébrons sa mémoire – quoi de plus naturel et nécessaire pour un neurobiologiste ! – avec la publication de plusieurs hommages qui lui sont rendus, par Alexandre Ganoczy, théologien qui va publier un livre avec lui, Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste et professeur honoraire au Collège de France, Pierre Jacob, philosophe qui a été son collègue à Lyon, et puis Maurice Sadoulet, François Douchin et Michel Simon, qui ont connu Marc Jeannerod à plus d’un titre, et en particulier dans le cadre d’un groupe interdisciplinaire intitulé « le Cerveau, l’Ordinateur et le Sujet Humain ».

Hommage à Marc Jeannerod, par Pierre Jacob (pdf)

Le 1er juillet 2011 quand est mort Marc Jeannerod, ma femme, Marie-Noëlle de Rohozinska, et moi avons perdu un ami précieux : c’était un ami aussi discret que chaleureux. Mon amitié avec lui remonte au début de l’année 1993. Il dirigeait alors l’unité INSERM 94 nommée « Vision et motricité » et était un chercheur réputé dans les neurosciences cognitives de l’action et de la vision. À partir de cette époque, nous avons collaboré étroitement et notre collaboration s’est déroulée sur deux plans : institutionnel et scientifique. Au cours de notre collaboration qui a contribué à la naissance, en 1998, de l’Institut des sciences cognitives de Lyon, Marc s’est montré d’une redoutable ténacité face aux résistances institutionnelles qui s’opposaient au projet de réunir dans un même bâtiment des chercheurs venus respectivement des sciences naturelles et des sciences humaines et sociales. Nous pensions tous les deux que les sciences cognitives ont pour vocation d’occuper l’interface entre ces deux blocs de disciplines. Nous partagions aussi la conviction qu’on peut faire remonter la naissance des sciences cognitives du vingtième siècle à la répudiation du behaviorisme en 1959, « l’année où », comme l’a dit Marc (in La Fabrique des idées, Odile Jacob, 2011, p. 120), « Noam Chomsky a lancé sa virulente (et hilarante) critique du livre de B. F Skinner sur le langage, publié deux ans plus tôt ».

Entre 1995 et 1998, nous avons formé (avec une dizaine d’autres chercheurs relevant des neurosciences cognitives, de la psychologie cognitive, de la linguistique théorique et de la philosophie) une petite unité interdisciplinaire du CNRS, l’équipe postulante, EP 100, dénommée “Approche modulaire des processus cognitifs : mémoire, langage, action”. Marc a insisté pour que j’assure la direction de cette petite équipe postulante chargée de préparer l’ouverture de l’Institut : je pense que son sens de l’ironie était titillé par l’occasion de mener une petite expérience sociale permettant de tester l’idée de Platon que si les philosophes ont vocation à diriger la République, ils ont aussi vocation à diriger les laboratoires scientifiques. Nous tenions chaque semaine un séminaire interdisciplinaire dans l’une des petites pièces que l’Ecole de Médecine de l’Université Claude Bernard de Lyon mettait à notre disposition dans le Centre Rockefeller, près de la station de métro Grange Blanche. Un jeudi après-midi par mois, nous organisions une longue séance de travail au cours de laquelle nous invitions deux orateurs sur un sujet commun pertinent pour les sciences cognitives. Nous choisissions les orateurs soit parce qu’ils abordaient un sujet unique à partir de deux disciplines différentes des sciences cognitives, soit parce qu’ils avaient un désaccord théorique ou méthodologique important.

En février 1998, une cinquantaine de chercheurs en sciences cognitives ont emménagé dans un nouveau bâtiment, 67 boulevard Pinel, à proximité de l’Hôpital Psychiatrique et de l’Hôpital Neurologique de Bron. Marc a intimement participé avec les architectes, les entrepreneurs et les financeurs au dessin et à la réalisation du bâtiment et de son jardin japonais. De février 1998 jusqu’à la fin 2002, Marc a été le Directeur de cet Institut. Lors du Colloque d’ouverture en avril 1998, grâce à Marc et à son vieux complice, le neurologue François Michel (avec lequel Marc partagea de nombreuses observations neuropsychologiques sur des patients cérébro-lésés), l’Institut a exposé des gravures de Marie-Noëlle de Rohozinska. En janvier 2001, j’ai quitté l’Institut de Lyon pour devenir directeur d’une nouvelle unité de recherche interdisciplinaire nouvellement créée à l’interface entre la philosophie, les sciences cognitives et les sciences sociales à Paris : l’Institut Jean Nicod. Malheureusement, l’interdisciplinarité qui avait présidé à la création de l’Institut des sciences cognitives n’a pas résisté au remplacement de Marc à la direction de l’Institut de Lyon : depuis sa retraite en 2003, le bâtiment du 67 boulevard Pinel est occupé par deux unités de recherche du CNRS séparées l’une de l’autre.

La seconde modalité de notre collaboration (à mes yeux, la plus importante), tissée par d’innombrables discussions sur (i) le modèle du double système visuel, (ii) les relations entre la cognition motrice et la cognition sociale humaines et (iii) les différentes formes de la conscience de soi, a contribué à la rédaction conjointe de trois articles et d’un livre, parus entre 1999 et 2005.

Dans notre livre Ways of seeing, the scope and limits of visual cognition (Oxford University Press, 2003), nous avons examiné en détail trois catégories de données expérimentales en faveur du modèle du double système visuel, articulé sur la découverte de la dualité anatomique entre la voie ventrale et la voie dorsale du système visuel des primates : des données électrophysiologiques (résultant pour l’essentiel d’enregistrements unicellulaires chez le primate non humain), des données neuropsychologiques (résultant de l’investigation des effets de lésions sélectives dans le système visuel humain) et des données psychophysiques (résultant de l’examen de dissociations entre des réponses perceptives et des réponses motrices à des stimuli visuels chez des sujets humains adultes sains). Selon le modèle du double système, dont Marc fut (avec Mel Goodale et David Milner) l’un des principaux artisans et auquel il m’a initié, les mécanismes de la perception visuelle consciente des objets et ceux de l’action visuellement guidée sur les objets sont largement dissociables. Dans ses travaux antérieurs, Marc nommait « sémantiques » les premiers et « pragmatiques » les seconds. Marc, qui était l’une des autorités mondiales du rôle du lobe pariétal dans les relations entre la vision et l’action, contestait l’interprétation de Goodale et Milner selon laquelle seule la voie ventrale contribuerait à la perception visuelle consciente, la contribution de la voie dorsale se réduisant à sous-tendre la transformation visuomotrice de base.

L’apport principal de ce livre a consisté, je crois, à défendre une approche représentationaliste du système responsable des actions visuellement guidées et offrir une analyse détaillée du contenu des représentations visuomotrices. À l’époque où nous écrivions le livre, toutes les deux semaines en moyenne paraissait un nouvel article expérimental consacré à l’analyse des dissociations entre les réponses perceptives et les réponses visuomotrices chez des sujets humains sains confrontés à un stimulus illusoire. (Les chercheurs utilisaient notamment l’illusion de Titchener ou Ebbinghaus dans laquelle deux disques de même diamètre sont entourés, l’un d’un anneau de cercles plus petits que lui, l’autre d’un anneau de cercles plus grands que lui. Le premier paraît plus grand que le second.) La question était de savoir si les nouvelles données psychophysiques étaient compatibles avec l’hypothèse des deux systèmes visuels. Récent adepte de la théorie et philosophe de surcroît, je recherchais plutôt des hypothèses auxiliaires propres à les rendre compatibles. Marc était plus prompt que moi à renoncer à un cadre général en présence de données expérimentales à première vue récalcitrantes.

Physiologiste de formation (il enseignait la physiologie à l’université Claude Bernard), Marc était un expérimentaliste hors pair, doté de surcroît d’une vision de la motricité et de la vision humaines. Lors de ma dernière visite à son domicile, à Lyon, au début du mois de mars 2011, Marc m’a remis un exemplaire de son remarquable dernier livre, La Fabrique des idées (Paris, Odile Jacob, 2011). Au chapitre 3 de ce livre, juste avant de décrire la simplicité des outils expérimentaux (une caméra Paillard et un projecteur LaFayette), grâce à auxquels il a découvert, à la fin des années 1970, l’indépendance du mouvement d’atteinte de la cible (reaching) et de l’organisation de la pince de la cible (grasping) dans les actions de préhension, il écrit de la palpation manuelle qu’elle est au système moteur ce que la fovéa de la rétine est au système visuel : une zone spécialisée pour l’analyse fine des objets (p. 79).

En relisant ce merveilleux petit livre dans lequel il retrace son itinéraire intellectuel, je me suis dit que la contribution la plus fondamentale de Marc à la compréhension de l’esprit humain est sans doute le principe de la priorité de l’action implicite ou inaccomplie (covert) sur l’action manifeste ou exécutée (overt) : selon ce principe, énoncé explicitement pour la première fois dans la vingt-cinquième Bartlett Lecture prononcée par Marc en 1997 et publiée en 1999 dans The Quarterly Journal of Experimental Psychology, sous le titre « To act or not to act », toute action volontairement exécutée implique nécessairement une composante implicite (ou non exécutée), mais la réciproque n’est pas vraie. On ne peut en effet exécuter volontairement une action sans l’avoir préparée et imaginée, mais outre qu’on imagine un grand nombre d’actions qu’on n’exécute pas, la découverte des fameux neurones miroir par l’équipe de Giacomo Rizzolatti de l’université de Parme suggère de surcroît que lorsqu’un observateur perçoit une action exécutée par autrui, l’observateur partage avec l’agent une représentation motrice de l’action que seul l’agent, non l’observateur, exécute.

Muni de ce principe, Marc a cherché à caractériser la nature de la représentation mentale partagée par (i) le cerveau d’un agent qui exécute une action, (ii) le cerveau d’un individu effectuant une tâche d’imagerie motrice au cours de laquelle un individu imagine accomplir une action sans l’exécuter et (iii) le cerveau d’un observateur qui perçoit une action exécutée par autrui, au moyen du concept de simulation motrice. Si, comme le soutenait Marc, deux individus dont l’un exécute une action que l’autre observe partagent jusqu’à un certain point la même représentation motrice de l’action exécutée par un seul d’entre eux, alors se pose le problème de savoir ce qui assure l’exécutant de l’action d’être l’auteur de l’action. Marc a étudié en détail l’examen du problème de l’auto-attribution du droit d’auteur d’une action chez des patients schizophrènes atteints de symptômes d’hallucination, qui tantôt s’auto-attribuent le copyright des actions dont ils ne sont pas les exécutants, tantôt attribuent à autrui le copyright des actions dont ils sont les exécutants.

Marc aimait la musique : il se tenait discrètement informé des progrès et des performances de deux de mes enfants musiciens. L’exécution d’une œuvre musicale constituait à ses yeux une incarnation paradigmatique du triptyque action exécutée/action imaginée/action perçue. Comme il le note, dans le chapitre 4 de La Fabrique des idées, « le chef d’orchestre est à l’interface de deux mondes. Face à lui, le monde de l’orchestre, derrière lui, celui du public ; des deux côtés, la même attention discrète à ses moindres gestes, à sa posture, aux expressions de son visage […] pendant le concert, le spectateur “joue” en même temps que l’orchestre, il respire en phase avec le chef d’orchestre. Ce partage de rythme traduit le fait que les représentations motrices que construit le spectateur épousent le même format que les mouvements des interprètes » (pp. 112-114).

Un an après sa disparition, je ne peux clore ces quelques lignes sans mentionner l’émotion que j’ai ressentie en écoutant le 6 juillet 2011, lors de la Cérémonie d’adieu à Marc, d’abord Jacqueline Jeannerod et ensuite leurs quatre enfants évoquer Marc simplement et intensément.

Hommage à Marc Jeannerod, par Michel Simon (pdf)

Marc Jeannerod et le groupe de travail pluridisciplinaire « La Peau de l’âme »

Michel Simon, philosophe et théologien, Grenoble

C’est quelques mois après une rencontre avec Marc Jeannerod autour de son livre Le cerveau volontaire, en novembre 2010, que nous avons appris son décès. Cette nouvelle nous a d’autant plus affecté que notre groupe de travail avait commencé sa réflexion en octobre 1988 par la lecture méthodique de son premier ouvrage Le cerveau-machine. Physiologie de la volonté. Au terme de cette lecture, dans le cadre d’un laboratoire de recherche mixte entre la Faculté de Théologie de Lyon et le Centre Théologique de Meylan-Grenoble, nous avions invité l’auteur à répondre à nos questions. Nous ne nous doutions pas à l’époque que ce n’était que le début d’un long compagnonnage… L’intitulé de notre groupe de travail était, à l’origine, “Le Cerveau, l’Ordinateur et le Sujet Humain“ – le COSH – évidemment, à ne pas manquer, tant les recherches sur le cerveau et les sciences de l’information prenaient un grand essor posant des questions inédites aux traditions humanistes, philosophiques et religieuses. Le contact ainsi établi ne devait plus s’interrompre et c’est année après année que nous avons bénéficié pour notre réflexion de ses travaux, de ses publications et de son aide précieuse.

Au moment où nous nous interrogions sur les autres approches du psychisme humain, et notamment celle de Freud – d’abord neurologue au laboratoire de Meynert et qui a failli découvrir le neurone – sur son Esquisse d’une psychologie scientifique, sa théorie des pulsions et la lente maturation d’une nouvelle manière de prendre en charge les malades – la célèbre talking cure – marquant la naissance de la psychanalyse, Marc Jeannerod nous a signalé qu’il était en correspondance publique avec un de ses anciens collègues de médecine qui avait choisi une autre voie que la sienne, celle de la psychanalyse. Jacques Hochmann, en effet, avait lu lui aussi Le cerveau-machine et, dans un article d’une revue lyonnaise, il interpellait son ancien condisciple de la Faculté de médecine de Lyon à partir de leurs choix divergents lorsque la neuropsychiatrie, dans les années 60 , s’est scindée en deux courants divergents, celui de la psychanalyse et celui qui devait devenir les neurosciences. Piqué au vif, Marc Jeannerod allait répondre par la même voie, amorçant ainsi un dialogue amical avec Hochmann mais fort argumenté entre psychanalyse et neurosciences ; un dialogue portant aussi bien sur les voies de la connaissance du psychisme humain que sur les meilleurs moyens d’en réparer les dysfonctionnements. Grâce à Jeannerod, nous avons pu avoir leurs textes à disposition et nous les avons étudiés de près. Ce dialogue est d’ailleurs présenté dans le chapitre 2 de notre première publication, La Peau de l’âme . Devant l’intérêt que nous trouvions à cette correspondance scientifique de bonne encre et de haute tenue, nous avons exprimé aux auteurs le souhait qu’elle soit publiée. Les éditions Odile Jacob s’en chargèrent mais, hélas, en leur demandant d’ abandonner la forme correspondance où chaque lettre répondait à l’autre pour donner un livre “normal“ divisé en chapitres classiques. Le livre devait paraître en 1991 sous le titre Esprit, où es-tu ? Psychanalyse et neurosciences, Ed.Odile Jacob, 1991.

Suite à la parution de ce livre, nous avons vécu une mémorable rencontre entre Jacques Hochmann et Marc Jeannerod au couvent dominicain de l’ Arbresle sous la présidence « paternelle » de leur ancien professeur de médecine. Le groupe “La Peau de l’âme“ était fortement représenté, mais la majorité du public présent penchait côté psychanalyse. L’un d’entre nous – alors que Marc Jeannerod défendait l’étude scientifique du cerveau et avançait qu’elle pourrait renouveler les réflexions des philosophes sur les grandes questions de la conscience et de la volonté – a vu se lever près de lui un des grands philosophes de l’ordre dominicain, épouvanté par le discours de Jeannerod, et énoncer à voix à peine audible “Pourquoi suis-je assis là… ? “, ne pas pouvoir continuer son intervention, et se rasseoir… Bien peu ont pu saisir le sens de cette “intervention interrompue“ et sa référence à Platon. En effet, bien avant la découverte du neurone et la naissance des neurosciences, Socrate, alors qu’il attendait la décision du Conseil de la cité d’ Athènes, interrogeait ainsi ses disciples : « pourquoi suis-je assis là ?” ; Puis, pour expliquer les actions humaines, il évoque une série de causes « naturelles » : “la raison pour laquelle je suis assis maintenant en ce lieu c’est que mon corps est fait d’os et de muscles ; que les os sont solides (…) que les muscles ont la propriété de se tendre et de relâcher…” Mais ne serait-ce pas négliger “de mentionner les causes qui le sont véritablement [ à savoir] que j’ai jugé qu’il valait mieux pour moi être assis là en ce lieu ; qu’il était plus juste, en restant sur place de me soumettre à la peine qu’ils auraient édictée.” Et Socrate de s’écrier “Par le Chien, il pourrait y avoir longtemps que ces muscles et ces os seraient du côté de Mégare et de la Boétie, où les aurait porté un jugement sur ce qui vaut le mieux, dans le cas où je ne me serai pas figuré qu’il était plus juste et plus beau, au lieu de fuir et de m’évader, de m’en remettre à la Cité de la peine qu’éventuellement elle décide d’infliger.” (Phédon 826-7). Sans la présence de notre groupe, Marc Jeannerod, ce jour-là, se serait trouvé bien seul…Il reprendra avec humour la question dans un des derniers chapitres de son autobiographie intellectuelle sous le titre « Comment j’ai échappé à la psychanalyse ? » .

Petite anecdote mais qui marque la singulière difficulté du travail interdisciplinaire et qui pointe aussi les incompréhensions et les résistances qui se font jour lorsqu’un nouveau domaine d’investigation et de découvertes s’ouvre à la recherche scientifique. Dans son dernier livre, Marc Jeannerod nous fait le récit de sa rencontre avec Paul Ricœur. Alors qu’il était en train de travailler sur ce qui deviendra Le cerveau-machine, Paul Ricœur vint faire une conférence à Lyon. Marc Jeannerod, qui avait étudié et apprécié le livre de Ricœur, La Philosophie de la volonté, se présenta pour lui demander de bien vouloir lui signer son livre ; je laisse la parole à Marc Jeannerod : “Au cours de l’échange que nous avions eu à cette occasion, je lui avais parlé de mon Cerveau-machine sous-titré Physiologie de la volonté. Il s’était alors interrompu, m’avait regardé avec étonnement, avant de me dire : « Je ne vois pas le rapport entre la volonté et le cerveau.“ Et Jeannerod de poursuivre “Sur le moment, je n’avais pas osé le contredire, ni lui demander comment il concevait la mise en jeu du système moteur lors d’une action volontaire. Je lui ai réglé son compte, beaucoup plus tard en écrivant Le cerveau volontaire. “ Encore une rencontre avortée entre deux intelligences qui ont chacune beaucoup à nous apporter. On sait que Paul Ricœur a joué plus tard le jeu d’un débat musclé avec Jean-Pierre Changeux – La Nature et la règle. Ce qui nous fait penser . Dans ce livre Ricœur conteste vigoureusement Changeux “Mon cerveau ne pense pas” et il concède “mais tandis que je pense, il se passe toujours quelque chose dans mon cerveau. Même quand je pense à Dieu !” ; Ricœur reste pourtant persuadé que la réflexion philosophique se suffit à elle même et qu’elle prend son essor dans le silence du bon fonctionnement des organes…

Dans la jeune histoire des neurosciences, l’itinéraire de Marc Jeannerod est assez remarquable ; il nous la conte dans son dernier livre que l’ami Jean-Marie Vincent qualifie de : “sans doute le meilleur livre de la décennie écrit sur le cerveau“ . Au MIT en 1973 le jeune Jeannerod assiste à une “discussion homérique“ entre J.J.Gibson vs Dick Held : l’action est-elle guidée par le flux d’informations arrivant au sujet du fait de son comportement (conception écologique/Gibson) ou guidée par une représentation interne du but à atteindre (représentation modifiable) jusqu’à ce que le but soit atteint (Held-Jeannerod) ? Le champ de recherche est trouvé, ce sera celui de l’action, de la volonté et de l’étude du mouvement pour atteindre un but. Une étape importante sera la saga de la découverte des deux systèmes visuels, “une des plus belles pages de l’histoire des neurosciences cognitives“ dira-t-il . C’est la découverte que, du hamster doré au singe Helen et à l’homme, il existe deux voies indépendantes dans le système visuel : une voie corticale ou dorsale qui répond à la question « quoi » et identifie l’objet et une voie sous corticale (ou ventrale) qui répond à la question « où » et localise l’objet .

Jeannerod n’oublie pas qu’il est médecin. Il s’intéresse toujours aux symptômes connus en psychiatrie et à l’explication que la connaissance du fonctionnement cérébral peut nous en fournir. En 1923, le psychiatre français Joseph Capgras a donné son nom à un syndrome étrange, connu sous le nom d’ “ illusion des sosies ”. Les fonctions perceptives du patient sont intactes. Il se dit pourtant convaincu que son épouse n’est pas sa véritable épouse mais une usurpatrice, un double maléfique. Les neuropsychologues nous expliquent aujourd’hui que, dans le cerveau, la voie dorsale de la reconnaissance visuelle – celle qui permet l’identification du visage – est normale : le patient reconnaît bien le visage de sa femme. Par contre une deuxième voie impliquée dans la reconnaissance des visages, la voie ventrale – celle par laquelle transite les émotions et les informations affectives – est détruite. Le patient reconnaît bien le visage de sa femme mais, incapable d’y associer les émotions qui lui correspondent, il le perçoit comme celui d’un sosie, d’une étrangère. D’où l’élaboration d’un scénario rendant compatibles ces deux signes contradictoires. M. Jeannerod commente : “Les neurosciences, devenues membres à part entière de la famille des sciences cognitives, bousculaient sous nos yeux une des notions philosophiques les mieux établies, celle de l’unité de la conscience “.
Les années 1990 sont marquées par une intense activité autour de la fondation (1992-1998) puis de la direction (1998-2003) de l’Institut des Sciences Cognitives de Lyon/Bron. Dans un article paru dans la revue du CNRS il en fait le récit circonstancié en insistant sur l’ouverture interdisciplinaire qu’il avait voulu et dont la présence dès le commencement d’un philosophe comme Pierre Jacob était un signe important . Aussi bien les enseignants de l’Institut catholique de Lyon que les membres de notre groupe auront la chance d’une visite guidée de ce nouvel institut et Maurice Sadoulet assurera une présence et un lien constant avec son travail.

L’orientation du travail de Jeannerod connaît un changement important en 1995,- l’année où l’un de ses élèves particulièrement doué, Yves Rossetti, rejoint notre groupe de travail ; l’année où il élabore un modèle hiérarchique de l’action volontaire qui paraîtra dans la revue Neuropsychologia…Jusque là son horizon expérimental était délimité par le problème de la représentation de l’action. Après 1995 l’interrogation porte sur la conscience qu’un sujet peut bien avoir de sa propre action et comment il peut la différencier des actions d’autrui. Cette recherche donnera lieu à des protocoles d’expériences très ingénieuses. La pathologie mentale offre elle aussi des cas de méconnaissance de soi et de fausses attributions. En lien avec Nicolas Georgieff et Joëlle Proust il s’intéresse à la psychose naissante, à la schizophrénie où se présente des cas de sur-attribution, le sujet s’autoattribuant un grand pouvoir sur l’action des autres. Il y a des situations où la conscience de soi “peut être dissociée des processus visuo-moteurs automatiques” . Ce qui se présente alors c’est “une nouvelle théorie scientifique du sujet, celle d’un agent auto-référencé construisant sa propre identité et sa propre singularité à partir de son corps et de ses actions.”(ibid). La notion d’agentivité prend alors une grande importance. Avec Georgieff, ils en viennent à l’idée qu’une « naturalisation » du sens de soi est possible et à l’idée d’un système anatomique responsable du sens de l’agentivité, c’est-à-dire, à la fois de la reconnaissance de soi et de la distinction soi/autre. Ils désignent ce système comme « système qui ». L’hypothèse GPJ (Georgieff/Proust/Jeannerod) permet d’accéder à la genèse de la maladie mentale, en amont du récit du patient, en pointant une altération des mécanismes du sens du soi…que manifestent les hallucinations et les fausses attributions.

Le travail de notre groupe avançait aussi à son rythme, toujours aidé par les publications, les articles et les avancées importantes signalées par Marc Jeannerod. En 1999, deux colloques étaient organisés, l’un à Lyon et l’autre à Meylan-Grenoble, sur « Penser et croire au temps des neurosciences ». Un livre paraîtra à la suite de ces deux colloques. Marc Jeannerod l’honorera d’un chapitre sur « Sciences cognitives et biologie » .

C’est aussi à cette période que, devant l’extension prise par les études sur le cerveau et les sciences cognitives au plan international et national, l’idée de constituer à Lyon un pôle d’excellence interdisciplinaire pour étudier les différentes questions soulevées par ces recherches en philosophie et en théologie fit son chemin. C’est l’institut catholique de Lyon qui fut sollicité pour abriter ce pôle de réflexion. Une mission exploratoire fut chargée en 2001 d’étudier la faisabilité de la création de ce pôle. Un comité de pilotage de trois personnes était prévu, accompagné par un conseil scientifique pour lequel Marc Jeannerod donna immédiatement son accord. Après la réponse négative de l’Institut catholique de Lyon, sous le rectorat de Mgr François Tricard, Xavier Lacroix étant alors le doyen de théologie, Marc Jeannerod nous écrivait en février 2002 : “je regrette comme vous que ce projet ne puisse aboutir“. Une décision institutionnelle qui brisait dans l’œuf une rare opportunité d’un travail commun de haut niveau entre la recherche scientifique, la réflexion philosophique et les questions théologiques ; une décision qui survenait au moment où notre groupe de travail, composé de scientifiques, de philosophes et de théologiens, était mûr pour récolter les fruits d’un long investissement dans les neurosciences et les sciences cognitives…

Désormais rapatrié sur Meylan-Grenoble le groupe a poursuivi de manière moins soutenu ses réflexions sur les neurosciences tout en se tenant au courant, entre autres, des travaux et des publications de Marc Jeannerod : son livre sur La Nature de l’esprit, Sciences cognitives et cerveau, chez Odile Jacob en 2002 ainsi que l’ expositions sur Le Cerveau intime dont il a été la cheville ouvrière à la Cité des Sciences et de l’Industrie la même année…Quelques années plus tard, un des membres de notre groupe publiait à son tour un livre bien enraciné dans les lectures et les réflexions menées au Centre théologique depuis de nombreuses années tout en les élargissant et en donnant son avis personnel . Plusieurs membres du groupe ont tenu à faire le voyage à l’Université catholique de Louvain pour le colloque international des 28-30 avril 2009 « Darwinismes et spécificité de l’humain ». Marc Jeannerod devait y donner une conférence sur « Les fondements sensoriels et moteurs de la conscience ». C’est à cette occasion qu’il fut reçu Docteur honoris causa de cette université.

La dernière rencontre que nous avons eu avec lui au Centre Théologique de Meylan autour de son livre Le cerveau volontaire nous a donné l’occasion d’apprécier une fois encore sa rigueur et son ouverture. Avant de répondre à nos questions, il nous a “offert“ ce qu’il appelait avec humour le chapitre XI de son Cerveau volontaire qui n’en comportait que 10 ! Il l’intitulait « Neurosciences et responsabilité ». Marque d’une intelligence toujours en éveil et en mouvement, ouverte à toutes les questions et les interrogations pourvu qu’elles soient traitées avec méthode et sans exclure a priori « le point de vue de la troisième personne », celui de l’étude scientifique objective.

Avec Marc Jeannerod nous avons eu la chance de rencontrer et de côtoyer longtemps un scientifique de race qui ne se paye pas de mots, qui pratique avec rigueur et probité l’observation, l’expérimentation dans le cadre strict de la causalité efficiente ; une discipline exigeante qu’il a choisie volontairement de préférence à d’autres disciplines qui se présentaient aussi devant lui. Ses affirmations sont constamment appuyées sur des faits, des expériences contrôlées , vérifiables et soumises à discussions contradictoires ; les hypothèses qu’il avance sont d’avance soumises à des expériences possibles qui permettront de les valider ou de les falsifier. Il aborde l’étude de l’être humain, de son comportement, de ses actions avec la rigueur et l’objectivité de la méthode scientifique. C’est la place qu’il a choisie et la pierre qu’il a voulu apporter dans le champ scientifique. Le maintien obstiné de ce cap lui a valu l’estime et la reconnaissance de ses pairs qui l’ont élu correspondant de l’Académie des sciences le 1er avril 1996, puis Membre le 12 novembre 2002, dans la section de biologie humaine et sciences médicales. L’ami Jean-Didier Vincent, qui le connaît bien jusque dans ses enracinements, lui rend ce beau témoignage : “l’habitus chrétien de Marc Jeannerod n’a jamais déteint sur son champ de recherche. ”. Il a pu soutenir les vertus qui, selon Nietzsche et Max Weber, sont l’éthique minima de la science : la probité, l’humilité et la responsabilité.

Michel Simon
Meylan, le 15 janvier 2012

Hommage à Marc Jeannerod, par Maurice Sadoulet (pdf)

Jeannerod et l’interdisciplinarité

Maurice Sadoulet, ingénieur

Ma première rencontre avec le professeur Jeannerod a eu lieu en 1988 au colloque organisé par la Bibliothèque Municipale de Lyon sur « La nature de la pensée ». Nouveau retraité, je venais de choisir les « sciences cognitives » (alors toutes récentes en France) comme centre d’intérêt. La clarté et la modération de l’exposé de Marc Jeannerod sur l’anatomie fonctionnelle du cerveau m’ont impressionné. Je l’ai donc suivi autant que je le pouvais dans ses conférences publiques, puis avec le groupe d’échanges Lyon/Grenoble dont il a soutenu la création et le développement. Ces rencontres et la lecture de ses ouvrages m’ont définitivement persuadé de la grande qualité de ses travaux scientifiques. L’ouverture en 1998 de l’Institut des Sciences Cognitives (ISC), dont il a été le premier directeur, m’a permis, comme « auditeur libre », d’en suivre les conférences hebdomadaires et de découvrir un autre aspect de sa personnalité. Marc Jeannerod était aussi un véritable animateur. Le climat de liberté, la facilité des échanges, le style des relations entre les chercheurs, la joie, pour tout dire, qui régnait à l’ISC, étaient pour moi une découverte. Je voyais enfin en application une véritable interdisciplinarité, ce qui me changeait des exposés académiques plus ou moins compassés ou sourdement conflictuels organisés en d’autres lieux. Quelques détails : il y avait alors à l’ISC près de 100 étudiants et professeurs de toutes nationalités, répartis en une dizaine d’équipes. Chaque sujet était généralement traité par deux intervenants de deux disciplines différentes. Les débats étaient libres et (très) animés. Le directeur était souvent présent et participait à la discussion. On le rencontrait donc facilement dans les couloirs et il s’arrêtait volontiers pour un moment de conversation.

Ce n’est que plus tard que j’ai appris comment il avait acquis ce savoir faire. Un article de lui dans Pour la Science (N° 361 Novembre 2007, intitulé « Les clés du cerveau ») l’explique fort bien. Dans les années 70 Marc Jeannerod était en formation aux Etats Unis. Voici ce qu’il nous en dit : « Je fréquentais alors un des rares centres où se développait cette recherche à contre-courant , le Département de psychologie et de sciences du cerveau (Department of psychology and brain science) du MIT, l’Institut de technologie du Massachusetts, à Cambridge, aux Etats-Unis. Son directeur, le psychologue Hans-Lukas Teuber, en avait fait en quelques années un pôle d’attraction pour tous ceux qui s’intéressaient aux fondements cérébraux de la cognition et du comportement. La recette de H.-L. Teuber consistait à faire voisiner dans le même bâtiment des équipes de chercheurs de haut niveau, anatomistes et physiologistes, psychologues étudiant l’homme et psychologues travaillant sur l’animal. Lui-même mettait en pratique un concept personnel de « pluridisciplinarité dans la même tête » (la sienne) qui lui permettait d’établir les communications dans son groupe et de donner une cohérence à l’ensemble. « Nous voyons là en effet la « recette » de l’ISC comme le remarque également Jean Didier Vincent dans la préface de « La fabrique des idées » : »De tous les élèves de Teuber, Marc Jeannerod est probablement celui qui a le mieux poursuivi son œuvre ».

Mais il n’a pas fait que suivre un exemple. Il avait certainement une disposition naturelle à nouer des relations de confiance avec les personnes, même quand il était en désaccord technique avec elles. Notre groupe l’a entendu une fois en dialogue « musclé » avec son ami le psychanalyste Jacques Hochmann. C’était impressionnant. Ils ont d’ailleurs publié un ouvrage en commun !
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Le 13 Novembre 2010 j’ai eu le privilège de l’accompagner en voiture de Lyon à Grenoble pour ce qui a dû être une de ses dernières sorties. Mais, bien sûr, nous n’en savions rien. Il venait dans notre groupe répondre à nos questions après la lecture programmée de son livre « Le cerveau volontaire ». Il a été, ce jour là, particulièrement brillant ! Nous avons perdu un maître, un ami et un modèle de tolérance et d’ouverture.

Maurice Sadoulet. Lyon le 15 Janvier 2012

Hommage à Marc Jeannerod, par François Douchin (pdf)

Le combat de Marc Jeannerod
François Douchin, ingénieur

Commentant le dernier livre de Marc Jeannerod, « La Fabrique des idées », son collègue JD Vincent manifeste une surprise… un peu surprenante : dans un parcours effectivement marqué tout à la fois par la rigueur et par l’ouverture, “Marc Jeannerod ne s’est pas laissé “corrompre” par son “habitus chrétien”…

Le sens et le but de notre travail, et de celui de bien d’autres groupes analogues, Réseau Blaise Pascal, etc… est de rendre à tout jamais impossible ce soupçon dévastateur, cet impensable conflit de vérités contradictoires. Impensable du point de vue de la foi et de la théologie chrétienne. Plus impensable encore du point de vue de la tradition catholique romaine… Et, pourtant, soupçon historiquement fondé, renouvelé de siècles en siècles, de Galilée en Darwin, et, bien au delà, sous des formes souvent biaisées, jusqu’à nos jours…

Le combat exemplaire mené, tout au long de sa vie de chercheur, par Marc Jeannerod rejoint cette préoccupation trop générale sur un chantier bien précis et décisif. Ne négligeant aucune avancée, mais sans jamais admettre des extrapolations hâtives mal fondées, Marc Jeannerod s’est situé sur une frontière. Une frontière lentement mouvante et qui demeure le lieu d’un combat…

Grâce à ses premiers travaux, notre groupe a tenté d’éclaircir, à une époque où ce n’était pas encore très courant, les impasses et les questionnements du “mind-body problem”. Il est plus prudent de s’en tenir au vocabulaire anglais, moins confus et moins chargé idéologiquement… Or, dans ce problème là, on peut reprendre la remarque pleine d’humour d’un “théologien” inattendu de notre temps, à propos de “Jésus-Christ”. Régis Debray fait remarquer que, dans ce nom, “tout est dans le trait d’union”. C’est lui qui fonde le christianisme…

Il en est de même dans le cas du “mind-body”. Toute tentative de substantialiser séparément les deux termes, le “body” ou le “mind”, ruine la démarche en s’engageant dans diverses formes de dualisme. C’est toujours une solution de facilité… Devant un objet complexe mais unifié, qui ne se laisse pas réduire à l’un ou l’autre des “moments” qui le constituent, c’est une sorte de capitulation devant la difficulté que de fonder séparément, en réel, des éléments qui n’y sont jamais donnés l’un sans l‘autre et que seule l’analyse abstraite des différentes propriétés de l‘unique “sujet humain” distingue légitimement. On a connu “l’erreur de Descartes”, qui est loin d’en être le seul titulaire…

Le combat de Marc Jeannerod a tiré sa force et son unité d’un positionnement très précis. D’un seul côté de cette “frontière”, méthodologique et finalement virtuelle : le côté corporel, physiologique, chaque jour davantage accessible aux contrôles de l’expérimentation scientifique. C’est de là qu’il n’a cessé de “ronger”, avec modestie mais sans faiblesse, le “mur” artificiel du dualisme et sa prétention à poser un esprit – ou un langage – effectivement coupé de ses conditions d’existence, corporelles, biologiques, voir passionnelles. Il aura eu la grande satisfaction de voir cette ligne mouvante se déplacer toujours au plus près des comportements dits “supérieurs” de l’animal humain. Un déplacement auquel son propre travail et son animation de la recherche en sciences cognitives ont largement contribué… Un avancée d’autant plus prégnante que la pleine reconnaissance du rôle de la corporéité dans la vie humaine révèle du même coup l’enracinement de celle-ci dans la longue durée de l‘évolution physique et biologique de notre univers.

Il serait paradoxal que nos interrogations ne se poursuivent pas jusqu’aux redoutables questions que l’unité retrouvée du “mind-body” ne manque pas de poser aux traditions chrétiennes. S’il est patent que la sorte de “monisme réaliste” auquel conduit la recherche actuelle ne remet pas en cause un seul “iota” de la foi biblique, il en va tout autrement pour les pratiques, la prédication ou les diverses “spiritualités” de la plupart des églises chrétiennes… C’est ce champ que nous nous devons de continuer d’explorer.

C’est quelque part tout l’équilibre de ce qu’on peut appeler “l’anthropologie chrétienne” qui en est potentiellement bouleversé. Il faudrait plutôt parler de l’anthropologie tout court, et de l’usage qu’en fait nécessairement toute parole chrétienne, engagée au coeur de la vie. C’est sans doute autour du problème de la mort, autrefois déballé en continu et presque sans pudeur, et devenu, aujourd’hui, le lieu d’un “assourdissant silence”, que l’impact de la connaissance moderne du fonctionnement humain risque d’être le plus marquant. Et la “célébration” partagée du décès d’un ami et d’un maître nous fait un devoir de reprendre la parole…

Une bonne dose de platonisme, au cours de tout le premier millénaire chrétien, a transféré le problème de la mort dans un “autre monde”, devenu, pour la majorité de nos contemporains, une élucubration suspecte. Là où Nietzsche, parmi d’autres, voyait plutôt un “arrière-monde”, soupçonné de corrompre le bon usage du monde d’ici (on disait “d’ici bas” !) le seul réel. L’option “salut de l‘âme” reposait curieusement sur une unique idée anthropologique, pas directement liée à la Bible. Celle qui fait de l’immortalité – de l’âme, ça va de soi – une sorte de propriété naturelle. Une garantie de survie automatique, pour le meilleur ou pour le pire… Au contraire, nous savons désormais que “l’anima” n’est rien d’autre que le corps lui-même, pour autant qu’il est vivant… Ce n’est pas une découverte – Thomas d’Aquin l’enseignait, après et d’après Aristote – mais la compatibilité avec l’annonce chrétienne d’une “vie éternelle” mérite d’être interrogée.

Le ”repli sur la bible”, déjà largement mis en oeuvre par Martin Luther et ses successeurs, n’est qu’une solution illusoire. Comment penser qu’annoncer à nos contemporains qu’ils sont promis à une “résurrection”, et non plus munis, par construction, d’une “âme immortelle”, va beaucoup éclairer leurs questionnements ?

Certes, la “récupération” de l’unité humaine fondamentale est un énorme progrès. Mais l’idée même de “résurrection” est la provocation la plus flagrante, face aux approches, de plus en plus précises, de notre inéluctable mortalité… Elle risque d’introduire une sorte de “nouveau dualisme” : celui qui séparerait deux mondes de pensée et d’action. D’un côté, le “réel”, dont nous nous occupons à temps complet, et, de l‘autre, un arrière-monde “spirituel” où les problèmes du premier se résolvent, c’est le cas de dire, par “enchantement”. Or nous sommes, radicalement, des “désenchantés”, suivant la formule célèbre de Marcel Gaucher…

“Rendre compte de l’espérance qui est en nous” , suivant la formule de Paul, – et, grâce à Dieu, en nous, elle y est vraiment ! – n’est pas une tâche facile. Les apories inéluctables de sa formulation abstraite nous renvoient, très modestement, du côté de sa mise en oeuvre pratique, du côté de la vie vécue… L’éventualité d’une “résurrection” ne peut se comprendre que comme une “recréation”, une renaissance, une “vie nouvelle”, celle d’un “homme nouveau, d’un “nouvel Adam”, suivant la trace unique du Christ, “premier né d’entre les morts”. Les métaphores pauliniennes se bousculent un peu…

Le seul lieu où cet avenir provoquant, pur objet d’un don, peut se laisser entrevoir est bien la vie de chacun des croyants. Et, par un paradoxe qui nous dépasse, de beaucoup, tout autant dans dans la vie de bien des réputés “incroyants”, où se “révèle” aussi, au sens fort du mot, cet avenir humain qui “passe l’homme”, comme disait notre voisin savoyard, François de Sales.

La seule “résurrection” repérable, et donc accessible, est celle qui se manifeste, hic et nunc. Nous rappelant que, suivant les Ecritures, “l’autre monde” n’est pas tant un ailleurs imaginaire qu’un “autre temps”. C’est le sens du mot originel, grec bien sûr, “éon” (“aiôn”) traduit par “éternité”. Eon est un mot français obsolète et peu saisissable mais les latins, gens pratiques comme nous, l’ont rendu par l’étrange expression “un autre siècle”, ou “les siècles des siècles”, ou encore, dans le Credo de Nicée, “la vie du siècle à venir”.

Finalement nous retombons de nouveau dans les imprécations de Frédéric Nietszche “Je croirais à leur religion s’ils avaient un peu plus l’air ressuscités”… Pas l’air seulement ! Mais la question de la mort et de son dépassement nous met au pied du mur.

C’est pour moi, un message étonnant : la dernière “donnée” transmise entre Marc Jeannerod et son ami théologien, Alexandre Ganoczy, a porté sur la question de la confiance. Nous en avons eu témoignage au colloque “Blaise Pascal” de Lyon cette année (2-3 avril 2011). La conférence de A.Ganoczy sera publiée, cet automne, par la revue “Connaïtre”. Il ne s’agit pas seulement de la”confiance”, mais d’un axe indivisible, confiance-défiance. Or, “confiance” et “foi”, c’est le même mot, dans les langues de nos origines. La Foi est ce ”passage”, donné et reçu, par lequel on entre dans le monde de la possible “résurrection”, parce qu’on y vit déjà, très simplement. Lieu unique de “vérification”, en deçà de toutes les analyses abstraites, au prix d’un engagement vital. “Vie nouvelle” ou “résurrection”, c’est la même chose… Et, bien loin de je ne sais quel ”miraculisme” devenu, grâce à Dieu, totalement obsolète, au moins dans nos régions, nous sommes renvoyés à nos vies réelles, à nos responsabilités, à nos lâchetés, à nos bonheurs…

Marc Jeannerod nous a conduits jusqu’à ce point là : repérer ce qui, dans la structure profonde de l’humain, corps et psychisme inséparables, est le point d’insertion possible, la “structure d’accueil”, de notre liberté. Faire confiance ou non… Si l’on passe au delà de cette limite normale d’une démarche scientifique, on peut éviter le risque d’une lourde impasse. Celle où la liberté se transformerait en crainte, en peur de tout perdre, en scrupule angoissant. Pascal n‘a pas tout à fait échappé à cela, mais le jansénisme était un mauvais point de départ. Au vrai, la confiance l’emporte parce qu’elle nous est donnée, avec la vie elle-même dont elle est le coeur. On appelle ”grâce” cet échange paradoxal où tout est reçu et où tout est choisi. Ce qui fonde notre autonomie est en même temps l’objet d’un don. La vie nous est donnée. C’est le geste créateur de Dieu qui est la source de notre liberté… Cette vie créée peut l’être de nouveau et même “portée à sa perfection”, comme le dit mon vieux maître Thomas.

La confiance créée et reçue est contagieuse. Elle fait passer à un mode de joie. Pouvoir l’évoquer au départ d’un ami, au vrai fort discret sur son “habitus chrétien”, pourtant assez transparent, est le dernier encouragement qu’il nous donne, après beaucoup d’autres.

En nous rappelant les mots du poète chrétien Pierre Emmanuel, qui fut un des chefs de la Résistance dans la Drôme : “La mort, ce n’est pas la montée de la nuit, c’est la lampe qui s’éteint parce que le jour se lève…”

François Douchin Juillet 2011

Hommage à Marc Jeannerod, par Jean-Pierre Changeux (pdf)

Marc Jeannerod fut pour moi beaucoup plus qu’un éminent collègue, il fut un ami proche. Sa perte est irrémédiable pour nous tous. La place qu’il tenait dans le paysage de la neuroscience sera difficile à combler. Lorsqu’il nous a quitté j’avais l’espoir de progresser avec lui vers une collaboration scientifique effective sur un thème qui nous concernait l’un et l’autre : l’accès à la conscience. Nos approches étaient différentes tout en restant complémentaires. C’est une double tristesse, celle d’un ami disparu, celle d’une collaboration qui ne s’est jamais réalisée. Enfin, et en dépit de ses demandes pressantes, je n‘ai jamais réussi à écrire le texte qu’il souhaitait de moi pour le livre collectif qu’il avait en tête, j’en serai toujours peiné.

En dépit de différences sur lesquelles je reviendrai, nous avions en commun le même intérêt pour l’étude des «fondements neurologiques des fonctions cognitives». L’un comme l’autre nous nous sommes efforcés dans nos travaux de mettre en correspondance, de manière causale, l’anatomie et la physiologie cérébrale avec le comportement animal et les conduites humaines. Sa formation initiale de clinicien l’incitait à s’intéresser plus directement aux conséquences des lésions cérébrales sur les fonctions supérieures du cerveau. Il contribuera à l’éclosion d’une nouvelle discipline : la neuropsychologie mais avec un style qui lui est propre. Sans rejeter l’intérêt pour le langage et des déficits, il choisit l’action volontaire, les représentations visuo-motrices et la relation entre perception et action. Marc ne tombera jamais dans le localisationisme excessif qu’incitent les progrès de l’imagerie cérébrale. Il les tempèrera en soulignant les exceptionnelles capacités de plasticité, d’auto-régulation et de restauration fonctionnelle des réseaux nerveux. Cette entreprise ne pouvait se réaliser – et je partage cette vue – sans prendre en compte l’existence dans notre cerveau de multiples niveaux d’organisation fonctionnelle emboités et, par voie de conséquence, l’enjeu que pose leur intégration en un tout.

En Avril 2009, il organisait à Rome, dans le cadre de l’Université Clémentine, un colloque de synthèse intitulé « Endogenous processes and causation in brain and behavioral sciences » auquel il m’avait demandé, avec insistance, de participer. Il souhaitait parvenir à une synthèse multidisciplinaire nouvelle. Il s’intéressait à la plasticité synaptique, un thème qui m’a concerné dès les années 70 quand j’ai proposé avec Courrège et Danchin, l’hypothèse de l’épigénèse par stabilisation sélective de synapses. Il paraissait également concerné par les théories en cours sur l’accès à la conscience et en particulier la théorie de l’Espace de Travail Neuronal Conscient élaborée avec Stanislas Dehaene. Les débats que nous avons eus lors de ce colloque confirmèrent une réelle complémentarité de vue même si des interventions « philosophiques » ou idéologiques diverses, me parurent souvent inappropriées. Ce qui préoccupait tant les organisateurs du colloque, l’existence d’une « causalité de haut en bas » ou « top-down » devait tôt ou tard trouver une explication scientifique en dehors de toute interprétation métaphysique. La volonté commune d’une connaissance objective forte et sans concession nous réunissait. Nous envisagions une future collaboration qui construise et mette à l’épreuve une nouvelle synthèse entre théorie de l’action et modélisation de l’espace de travail conscient. Elle ne se concrétisera pas…

La complémentarité de nos intérêts et de nos approches l’emportait sans aucun doute sur nos divergences. Mais ce ne serait pas être fidèle à la sincérité de notre relations que d’occulter nos différences. Je les découvrais clairement à la suite d’un séminaire public auquel Marc m’avait invité à Lyon, il y a quelques années. Le propos était très général il s’agissait pour moi d’exposer la neurotransmission chimique dans les réseaux cérébraux, les récepteurs de neurotransmetteurs et leur importance dans la compréhension des fonctions supérieures du cerveau. Je citais l’exemple des anesthésiques généraux et des tranquillisants comme agents chimiques dont les effets sur leurs récepteurs, au niveau moléculaire, contrôlent états de conscience ou émotions. Il existe une irrémédiable dépendance « bottom-up » des fonctions supérieures de notre cerveau de la physico-chimie de nos récepteurs allostérique synaptiques. J’évoquais, en passant, Bachelard et son « matérialisme instruit » que lui-même appliquait à la chimie et que je généralisais sans hésiter à la neuroscience… Je vis le visage de Marc s’assombrir à l’écoute de ces propos. Je compris qu’il ne souhaitait pas que je poursuive la discussion dans cette voie. Est-ce que je heurtais ses convictions les plus profondes, sa foi chrétienne ? Ou bien s’agissait-il d’une question de méthode ? Ce qui me paraissait aller de soi avec ma formation originelle de biologiste moléculaire était-il inacceptable pour le physiologiste cognitif qu’il était? Souhaitait-il rester au niveau d’explication plus intégré et spécifique du « cognitif » qu’examinent les méthodes de la psychologie expérimentale et de la neuro-imagerie ? Même si nous acceptions l’un et l’autre l’idée de niveaux d’organisation et leur enchâssement dans notre cerveau, trouvait-il mon propos trop « hâtivement » intégrateur? Je ne le saurai jamais. Notre amitié aura résisté à cette épreuve.

Hommage à Marc Jeannerod, par Alexandre Ganoczy (pdf)

Notre amitié a germé et grandi sur le terrain du travail interdisciplinaire. Travail commun d’un chercheur en sciences cognitives et neurosciences sociales et d’un chercheur en théologie systématique ; un assemblage plutôt rare. Notre première rencontre a eu lieu en Provence, à la Baume, où les jésuites ont pris l’initiative d’un colloque entre scientifiques, philosophes et théologiens sur les rapports entre les neurosciences et la pensée chrétienne. Je me souviens du visage attentif, un peu étonné de Marc en écoutant mes propos sur la compatibilité de deux images de l’homme, celle qui trouve ses bases dans les recherches récentes sur le cerveau et celle qui est inspirée par les courants dominants des écrits bibliques. Toutes deux sont « holistiques » et réfractaires à une image dualiste de l’homme. Notre dialogue fut facilité surtout par les recherches d’Edelman et de Damasio, pour qui notre système nerveux était le lieu d’ « incarnation » du « mind » humain que le terme français « esprit » ne peut rendre qu’au prix de précisions laborieuses.
Après que nous eûmes fait connaissance Marc Jeannerod a bien voulu me conseiller en vue d’un livre qui devait bientôt paraître sous le titre « Christianisme et neurosciences ». Dès le départ, je sentais qu’il ne faisait pas partie de ces représentants des sciences dites dures qui manifestent tout au plus de la condescendance pour le théologien, mettant a priori en doute qu’il puisse être autre chose qu’un représentant de mythologies surannées ou le porte-parole d’une tradition doctrinale normée par l’autorité ecclésiastique. Lui, il pensait que le théologien pouvait être également chercheur et que sa méthodologie lui permettait de pratiquer une discipline de caractère scientifique, comparable en cela à la physique et à la biologie, une discipline qui se soumettait, elle aussi, mais d’une façon qui lui est propre à une règle de vérification et de falsification, mais aussi à celles du « trial and error » » et de la constante autocritique. Il a accepté avec Jean-Pierre Changeux de lire, d’annoter, de compléter les esquisses de mon livre en préparation. Mon apprentissage neuroscientifique leur doit beaucoup. C’est ensemble qu’ils m’ont présenté à Odile Jacob.

Nous nous sommes invités dans nos maisons de campagne où nous pouvions échanger nos idées dans une atmosphère paisible sous le soleil du Midi. J’ai fait ainsi connaissance à La Grand Combe dans la Drôme provençale de son épouse Jacqueline et de quelques-uns de ses petits-enfants réunis autour de la table familiale. J’en garde un très bon souvenir.
Un jour où nous avions beaucoup discuté, Marc s’est subitement arrêté, m’a regardé et dit : « Nous avons bien travaillé ensemble, nous pouvons désormais nous tutoyer ». J’ai accepté avec joie, tout en m’étonnant d’entendre cette proposition de la bouche d’un lyonnais au caractère si réservé.

Après la publication de « Christianisme et neurosciences », mon dialogue avec Marc s’est poursuivi. En parlant de la fameuse « Theory of Mind » je lui ai demandé si ce concept de la psychologie cognitive pouvait être utilisé pour élaborer une nouvelle théorie de l’acte de foi spécifiquement chrétien qui est essentiellement confiance faite au Tout Autre. Non seulement sa réponse a été affirmative mais il a consenti à ce que – élargissant le champ d’investigation – nous mettions ensemble en chantier un livre sur une théorie interdisciplinaire du rapport quasi dialectique entre confiance et méfiance dans des domaines majeurs de notre existence : famille, école, vie professionnelle, soins de santé, participation à la vie civile et ecclésiale où nos relations interpersonnelles obéissent à des lois, sinon identiques du moins analogues à ces deux attitudes mentales. Marc s’est mis rapidement à l’écriture d’un chapitre sur l’apport des neurosciences sociales, en réfléchissant sur la nature des communications interindividuelles, directes et indirecte, le rôle de l’empathie contrôlée et spontanée, de la sympathie et de l’antipathie, enfin la « théorie de l’esprit » déjà évoquée. Nous avons décidé d’échanger nos textes provisoires pour permettre leur lecture critique réciproque : une méthode qui s’est avérée fructueuse. Il a insisté pour que nous tenions particulièrement compte de la psychologie de Carl Rogers en ce qui concerne le développement de la personne et aussi de la recherche ethnologique de Lévi-Strauss, de Mead et de Godelier en ce qui concerne la communauté familiale.

J’admirais son respect des limites entre les différentes disciplines. Il ne les a jamais transgressées. Ni concordisme ni réductionnisme ! Mais ces limites n’étaient pas pour lui non plus des lignes de front où l’on s’affronte, où l’on ferme les yeux pour ne pas voir ce qui est au-delà. Au contraire, ces frontières devaient être aussi pour lui lieu de communication, avant tout au moyen d’un discours analogique et de questions posées à l’interlocuteur. Un jour il m’a demandé: « Le théologien peut-il dire que Dieu lui-même fait confiance à l’homme ? Que l’attitude de se fier à autrui est pour lui aussi réciproque » ? J’ai répondu en faisant état de l’idée de l’alliance et de celle d’un engagement mutuel quoiqu’asymétrique. Il s’est montré intéressé et reconnaissant. J’entends dire que Marc Jeannerod ne se serait pas laissé « corrompre » par son « habitus chrétien ». Si je considère ce qu’il m’a parcimonieusement livré du mystère de ses convictions concernant la foi chrétienne, je ne dirais pas cela. Je pense que le christianisme était pour lui tout autre chose qu’un « habitus ». Il était plutôt une invitation supplémentaire à entrer en chercheur infatigable dans la réalité toujours plus grande d’autre chose, d’autrui et du Tout Autre. Il me rappelait le témoignage d’Einstein sur la parenté entre l’attitude de « religiosité cosmique » et la recherche scientifique, parenté en dépit d’une immense différence. Aurait-il voulu combattre une « corruption » de son travail par un retour à la mentalité étriquée qui a provoqué par exemple l’affaire Galilée ? Je n’ai rien constaté de pareil dans son attitude habituelle. Son état d’esprit était dans ce domaine aussi essentiellement constructif et tourné vers l’avenir.
J’étais frappé en revanche par le soin scrupuleux qu’il mettait à distinguer entre ce qui concernait d’une part la religion, la spiritualité et la piété, d’autre part la théologie. Je l’ai entendu décliner l’invitation à un colloque sur le thème « science et religion » en précisant : « si c’était science et théologie », j’accepterais, car ce serait un échange entre disciplines.

Il répondait souvent présent lorsqu’il était invité par telle Faculté de théologie ou telle Conférence épiscopale. Ainsi à celle que l’Université pontificale grégorienne lui avait adressée pour faire à des étudiants en théologie et en philosophie des cours d’initiation aux neurosciences. Cette initiative intelligente de la Compagnie de Jésus a été malheureusement bloquée récemment sous la pression de la Curie romaine, un choc douloureux que Marc a dû subir quelques semaines avant son décès. Événement incompréhensible que n’arrivait pas à compenser le doctorat honoris causa qui lui avait été décerné ainsi qu’à Gerald Edelman par l’Université Catholique de Louvain.

Le livre qui doit être publié en 2012 au Cerf sous le titre « Confiance par-delà la méfiance » paraîtra sous nos deux noms. Ce sera pour moi non seulement un hommage rendu à Marc mais aussi une tentative de laisser les portes ouvertes à la collaboration entre scientifiques, philosophes et théologiens, malgré les chicanes romaines qui s’écartent manifestement de l’esprit de Vatican II.
J’ai la chance de profiter, malgré son départ, de la science de ce collègue devenu un ami à travers les contacts maintenus avec son épouse et l’un de ses disciples Nicolas Georgieff.

Pendant les dernières semaines de sa vie, il n’a que très peu évoqué son affaiblissement et son angoisse de la mort qu’il devait pourtant savoir proche. Ayant subi à peu près en même temps l’opération d’un cancer, nous reprenions ensemble quelques forces en nous encourageant mutuellement. Et nos échanges n’ont pas cessé. Quelques jours avant sa mort, nous avons encore pu nous parler au téléphone. Son attitude était celle d’un homme courageux, maître de ses émotions, sage, lucide et fidèle à notre étonnante histoire commune. Par-delà la méfiance, en quelque sorte normale entre un scientifique et un théologien en recherche, la confiance l’a emporté. Définitivement.

Alexandre Ganoczy, janvier 2012